mardi 24 février 2015

Laurence Tardieu : découverte d'une très belle écriture

Une vie à soi ***** (Ed. Flammarion, 2014) 
Un livre extraordinaire. Ma première rencontre avec Laurence Tardieu. Et, depuis, j'ai lu deux autres livres de cette auteure.
Quelle belle écriture, un rendu si juste des émotions, une sensibilité tout en sobriété. Le début m'a quelque peu désorientée, les souvenirs de petite fille en robe blanche de l'auteure, le grand appartement parisien. Et puis tout s'est mis en place, un fil rouge qu'on ne pouvait lâcher. Je connaissais par coeur les couloirs et les recoins de cet appartement bourgeois du 16e arrondissement. Et Laurence nous enseignait en parallèle les pérégrinations de Diane Arbus dans son propre appartement bourgeois de New York.

"Une vie à soi" est un récit autobiographique :
"Je m’appelle Laurence T., je suis écrivain, je viens d’avoir quarante ans. J’ai été au bord de l’effondrement pendant deux ans, incapable d’écrire une ligne, incapable d’accrocher le réel. Plus rien n’avait de sens. Les mots étaient vides. Et aujourd’hui j’écris ce livre. (…) Ma seule assise concrète, réelle, pendant ces deux années, a été la présence fantasmée de Diane Arbus. Que s’était-il donc passé à ce point pour qu’une présence imaginaire me retienne de m’effondrer totalement. Qu’est-ce que tout cela a été ? Du vécu, une fiction, une forme de folie ? Aujourd’hui encore je l’ignore. (…) sans Diane Arbus, sans sa lumière noire et brûlante, je serais tombée." (p.71)
Laurence Tardieu raconte son cheminement vers un retour à la vie après plusieurs années sombres. La petite étincelle qui la ranime petit à petit, c'est la découverte de la photographe américaine Diane Arbus. Par le jeu du hasard.
Elle entame au travers de ce roman un dialogue virtuel salvateur avec la photographe.
"J'ai découvert Diane Arbus un dimanche d'automne 2011. Ce jour-là elle est entrée dans ma vie, la percutant de sa lumière crue alors même qu'il me semblait, moi, errer dans ma nuit. J'étais seule, sans enfants, et je m'étais dirigée vers le Musée du Jeu de Paume parce que je n'avais rien à faire et qu'une vague envie m'avait prise de marcher dans les jardins des Tuileries. Depuis des mois, je me sentais enserrée dans un effroi et une souffrance intenses que je ne parvenais à dire à personne. J'essayais de me retenir à tout ce qui tenait, mais rien ne tenait, plus rien ne tenait. Tout s'effritait sous mes doigts." 
"À quoi ma rencontre avec Diane Arbus a-t-elle tenu ? À rien, à la lumière et à la solitude de ce jour d'automne, au souvenir du Musée du Jeu de Paume avec mes parents. À rien. J'en ai rétrospectivement le vertige. Car il y a des rencontres qui sauvent. Elles vous saisissent au corps, elles vous soulèvent du sol auquel vous êtes englués, elles vous font passer de la nuit à la lumière."
Laurence Tardieu possède un tel don pour exprimer les sentiments les plus intenses, comment passer de la nuit au jour...
"Et de jour en jour, c’était ma propre vie qui affluait en moi, comme un afflux de sang au corps. Depuis des mois, j’avais la sensation que tout s’effritait sous moi. Que tout n’était que mascarade, faux-semblants. Tout s’était tant effrité que je ne savais plus très bien ce qu’on appelait le réel. Le réel lui aussi était en miettes. Le réel lui aussi se dérobait sous ma main, sous mon regard.
Et soudain, Diane Arbus, morte il y a plus de quarante ans, était violemment présente en moi (…)" p.51
Diane Arbus ? J'avais en effet un vague souvenir d'un Télérama consacré à l'exposition du musée du Jeu de Paume. Il me semble vaguement me souvenir que j'avais lu le dossier. Les photos des deux jumelles. Mais je n'étais pas allée voir l'expo. J'aurais pu, un peu par hasard comme Laurence Tardieu, car je suis allée aux Tuileries voir l'expo Ai Wei Wei qui commençait en février 2012, quelques mois après la visite par Laurence de l'expo Diane Arbus.
Comme quoi les choses tiennent à peu de chose... Mais cette expo Ai Wei Wei m'avait aussi fascinée. Et ce fut l'une des premières à me faire réaliser ce que l'art peut nous apporter. Depuis j'essaie de courir les expos qui m'intéressent, hélas courir est un mot ambitieux.
"Je trouvais tant de résonances entre nos vies. Pas seulement dans nos vies d'artiste, mais aussi nos vies de femme, nos vies de mère. Reconstituer la cohérence de la vie de Diane m'apparaissait si aisé, moi qui avais le sentiment de ne plus parvenir à reconstituer la mienne. Grâce à Diane, soudain, les choses m'apparaissaient limpides : elle me donnait aussi des yeux pour voir ma vie, elle me l'offrait en miroir."
Laurence Tardieu écrit de telle façon que, passé le début du livre, un peu fouillis, l'on progresse à son côté. On est happé par son écriture et son propos.
"Lorsqu'on revient de la nuit le noir des ténèbres continue à luire dans la lumière et je n’oublierai rien de ce noir, il fait désormais partie de ma joie, il la compose, et peut-être en est-elle-même devenue plus belle ainsi, plus moirée, oui, peut-être précisément parce que j’ai connu un temps ce monde sans lumière, jamais je n’ai autant ressenti le bonheur de faire aujourd'hui partie du monde des vivants, jamais je n’ai autant ressenti le bonheur d’écrire."
J'ai rarement eu l'impression de me sentir si proche d'un auteur tout au long d'une lecture. Envie de recopier tout le livre.
« Diane Arbus s’est suicidée le 26 juillet 1971 à l’âge de 48 ans. " p.173
"Quatre mois plus tôt, Diane, tu écrivais à Allan : "J’ai tant à apprendre sur comment vivre. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pendant ces quarante-sept ans ? "(p.179)
Alors, évidemment, je me suis jetée sur le précédent livre qu'elle évoque, qui l'a tant mise à mal, "La confusion des peines", qu'elle a écrit deux ans plus tôt à propos de son père.


La confusion des peines ***** (Stock, 2011, 140 p.)

Captivant. De son écriture toujours aussi subtile, Laurence Tardieu évoque le drame qui a frappé cette famille bourgeoise du XVIe arrondissement où tout était jusqu'à présent un long fleuve tranquille : jamais de vague, de propos déplacés, de sujets qui fâchent... A la place, silence et non-dits permanents. Alors quand la digue se rompt, c'est la catastrophe. 
En 2000, le père de Laurence Tardieu, directeur à la Compagnie générale des eaux, polytechnicien cultivé et mélomane, est condamné et emprisonné pour corruption. Cette même année, la mère de Laurence succombe à un cancer du cerveau fulgurant.
L'écriture habituellement douce de Laurence Tardieu a pris quelques virages surprenants, témoignant d'une façon qui reste mesurée de la violence de ses pensées (deux mots m'avaient frappé tant ils étaient inattendus dans la plume de cette auteure : "salaud" et "tôle", c'est tout dire...).
"Le reflet de mon père, à présent, était celui d’un homme jugé puis condamné pour corruption, le reflet d’un perdant, d’un humilié, le reflet d’un homme qui la nuit dormait en tôle."
Son père ne voulait pas que Laurence écrive ce livre, tout du moins pas avant sa mort. Elle a décidé de tenir tête et de revisiter toutes ces dernières années pour les coucher par écrit et se libérer ainsi de la chape de non-dits qui l'ont tant oppressée durant tout ce temps. Une démarche courageuse, qui lui a mis à dos sa famille à l'exception de sa soeur. Catharsis ? S'en est suivie une profonde dépression pour Laurence Tardieu que la découverte fortuite de Diane Arbus a réussi à lever.
Le récit vaut également pour sa peinture sociale des beaux quartiers parisiens...

Puisque rien ne dure ***** (Stock, 2006)

J'ai moins apprécié ce livre que les deux précédents. Une histoire triste (est-ce la marque de cette écrivaine ?), mais bien racontée. Vincent, Geneviève, Clara ont formé pendant 8 ans une famille heureuse. Un jour, Clara a disparu. Elle était finalement le ciment qui unissait Vincent et Geneviève, et ces deux-là vont chacun fuir à leur façon pour affronter cette perte. Quinze ans plus tard, Geneviève, mourante, appelle Vincent à son chevet.
"Bientôt Geneviève sera au fond d’un trou…Elle n’aura fait que passer. Voilà peut-être ce qu’il faudrait accepter : on ne fait que passer. Et quand bien même l’amour, le combat, la souffrance à en devenir fou…De tout ça un jour il ne reste rien."

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