jeudi 17 mai 2012

Mia Couto : "La véranda au frangipanier" (Mozambique)

(Piekfrosch/All.Wikipedia)
***** 1986
Réf pays : Mozambique
Type : Roman/Conte sur la guerre, la vieillesse, l'héritage oublié des anciens, les traditions perdues, la vie et la mort, et la sagesse du pangolin...

Un roman empreint de poésie, de philosophie, écrit d'une écriture vivante et novatrice, que l'on se plaît à relire aussitôt pour en apprécier encore davantage les subtilités.
En arrière-fond, les séquelles et souvenirs de l'histoire du Mozambique, la guerre d'indépendance (1964/74, indépendance en 1975), et la guerre civile (1976/1992) qui fit 900.000 morts.

Coïncidences en lisant le roman / à propos du PANGOLIN et des chenilles:
  • J'ai lu il y a quelques jours que les douaniers de Roissy avaient saisi 52 kilos d'écailles de pangolin. Je me suis demandé ce qu'était que le pangolin...
    C'est un petit fourmilier couvert d'écailles, sauf sur le ventre, et menacé de disparition en raison du trafic dont il fait l'objet, pour les soit-disant vertus aphrodisiaques de ses écailles. Les saisies opérées sont souvent à destination de l'Asie, des Philippines notamment, et les écailles sont dissimulées dans des sacs de croquettes pour chiens, ou de céréales petit-déjeuner...
    Et dans le livre de Mia Couto, nous apprenons que le pangolin "s'enroule sur lui-même afin de dissimuler son ventre où il n'a pas d'écailles. Il ne se déroule qu'à la nuit, protégé par le noir".
Chenille de mon jardin  (vilaine !)
  • Les chenilles / matumanas : Mia Couto écrit que les troncs des arbres (en l'occurrence notre fameux frangipanier) après fortes pluies se couvrent de chenilles, dont les vieillards de l'asile se régalent ! le suc de ces chenilles leur procurant même des sensations proches des hallucinogènes.
    Or c'est ma deuxième coïncidence en lisant ce livre : mes conifères ont été il y a peu envahis de chenilles, je n'avais jamais vu ça ! (mais c'étaient des chenilles processionnaires du pin, je les ai vite empêchées de ruiner mon jardin... sans les manger !).


Citation en début d'ouvrage :
"Le Mozambique : cette immense véranda sur l'océan indien
(Eduardo Lourenço, lors de ses adieux au départ de Maputo, 1995)"


LE ROMAN :
Un frangipanier occupe la véranda d'une ancienne forteresse coloniale, devenue après l'indépendance un asile pour vieillards.
Fleur de frangipanier (Guadeloupe)
Un homme est enterré au pied de l'arbre : c'est Ermelindo, qui fulmine de n'avoir pas eu droit aux funérailles rituelles, et qui tempête plus encore quand son compagnon le pangolin (halakavuma) lui apprend qu'il va être déterré pour des funérailles de héros national ! Lui qui n'a jamais eu rien d'un héros. Ah non ! Plutôt mourir ! Pardon, Ermelindo l'est déjà...
Le pangolin lui suggère de se réincarner temporairement dans un vivant qui soit au seuil de la mort... Ce sera donc dans la peau d'Izidine, un inspecteur de police...

En effet, Izidine a débarqué dans la forteresse pour enquêter sur la mort du directeur de l'asile, le vile mulâtre Vasto Excelêncio.
Le policier essaie de commencer ses interrogatoires auprès des personnes vivant sur place (mais des presque morts !): Navaïa Caetano l'enfant-vieux, Domingo Mourao le vieux Portugais, Nhonhoso le vieux noir qui titille Domingo le vieux blanc,  Man Nenni la sorcière, Marta Gimo l'infirmière... Chacun déclare avoir commis le meurtre, pour ses raisons propres...

- "Le coupable que vous cherchez, cher Izidine, n'est pas quelqu'un. C'est la guerre. C'est la guerre la coupable de toutes les fautes. C'est elle qui a tué Vasto. C'est elle qui a déchiré ce monde où les gens âgés avaient jadis lustre et légitimité. Ces vieillards qui pourrissent ici, avant le conflit on les entourait. Il y avait un monde qui les aimait, les familles se mettaient en peine pour les vieux. Après, la violence a entraîné d'autres urgences. Et les vieillards ont été expulsés, hors du monde, hors de nous-mêmes."

Ce roman traite des ravages de la guerre, la guerre d'indépendance, la guerre civile, toutes les guerres. Les populations après ces excès de violence ont perdu leurs repères d'humanité. Les petits vieux du roman de Mia Couto, isolés dans leur asile, "sont les gardiens du temple".
L'arrivée du policier les perturbe, mais finalement au fil de leurs récits, de leurs confessions, de leurs élucubrations aussi, la réalité point. Et le policier, humain, compréhensif (interpellé aussi par les écailles de pangolin qu'il ne cesse de découvrir dans ses affaires), qui devait être éliminé par les forces adverses (les trafiquants d'armes d'après-guerre) sera sauvé grâce à l'intervention des éléments de la nature (un orage formidable qui foudroiera l'hélicoptère ennemi), des croyances (le serpent des orages), et de l'amitié d'Ermelindo, le mort qui l'habite temporairement.
(Ed. 10/18, 205 p., trad. Maryvonne Lapouge-Pettorelli)

Extraits choisis:

Le vieux portugais :
- "Tout a toujours eu lieu ici, sur cette véranda, et sous cet arbre, le frangipanier. Ma vie s'est enivrée du parfum de ses fleurs blanches au coeur jaune. (...) c'est qu'ici, dans votre pays, il est le seul qui perde ses feuilles.  De tous les arbres le frangipanier est le seul qui se dénude, il fait comme si allait survenir un Hiver."
- "Aujourd'hui je sais: l'Afrique nous vole notre être. et elle nous vide a contrario: en nous remplissant d'âme."
- " Je vous le dis avec tristesse: le Mozambique que j'ai aimé se meurt. il ne reviendra jamais. il me reste seulement ce tout petit espace où je me tiens à l'ombre de l'océan. Ma nation est une véranda."

L'infirmière :
- "Regardez ces vieillards, inspecteur, ils vont tous mourir. - Cela fait partie de notre destin à tous - Mais il ne s'agit pas que de cela, vous comprenez ? Ces vieillards ne sont pas que seulement des gens. - Que sont-ils alors ? - Ils sont les gardiens d'un monde. Et c'est tout ce monde-là qui se meurt."
(...) Ces vieillards sont le passé que vous refoulez au fond de votre tête. Ces vieillards vous font vous souvenir d'où vous venez...

Nhonhoso au vieux Domingo:
- " Toi Blanc, tu me feras toujours rire. Tu es une bonne personne. - C'est là que tu te trompes, Nhonhoso: je ne suis pas bon. Ce que je suis, c'est ralenti dans les méchancetés."


Bio express de l'auteur :
Mia Couto est né au Mozambique en 1955, de parents portugais ayant émigré au milieu du 20e siècle. Il a débuté sa carrière comme poète et journaliste, et dirigea l'Agence d'Information nationale. Par la suite, il décida de reprendre les études de biologie qu'il avait abandonnées, et travaille actuellement, comme biologiste dans le Parc Transfrontalier du Limpopo (grande réserve naturelle à la frontière avec l'Afrique du Sud).

Voir sur ce blog :    Mia Couto : "La pluie ébahie" -  Lectures d'Afrique
Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...