dimanche 19 février 2012

Rachid Boudjedra - "Timimoun" (algérie)

 ***** (1994)
Réf. pays : Algérie
Bien aimé ce petit livre qui relate un voyage d'Alger à Timimoun (sud du pays) d'un groupe de touristes conduits en bus par le narrateur, un ancien pilote de chasse chassé de l'armée pour alcoolisme et reconverti dans le tourisme.
Il y a en fait beaucoup derrière les lignes de ce récit : pertes d'êtres chers, difficulté de (sur)vivre, alcoolisme, idées suicidaires, terrorisme, rapport ambigu au désert, amitiés de jeunesse, rupture avec le père, psychodrame enfant avec la mère honteuse de "ses menstrues", absence de l'amour, et finalement peut-être homosexualité refoulée.

Le récit se déroule durant les dures années '90, et Rachid Boudjedra ponctue régulièrement son récit d'extraits de coupures de journaux relatifs à des attentats, le texte étant mis en exergue avec retrait de paragraphe et police en majuscules - et le guide-narrateur se trouve complètement bouleversé à chaque nouvelle annonce de massacre.

Le narrateur, " il " (je crois que jamais son nom n'est précisé)  a touché à son premier verre de vodka à 16 ans, quand son frère aîné est mort "écrasé" par un tramway (suicidé ?) et il n'a pas arrêté de boire depuis.
Aujourd'hui, à 40 ans, il pense beaucoup à la peur (il est une cible des terroristes - le roman se passe dans les années de braise, et il porte sur lui des capsules de cyanure), il pense au suicide, et il pense à l'une des jeunes touristes, Sarah, dont il s'amourache, mais qui, elle, regarde ailleurs.
Il n'a jamais connu de femme de sa vie ("il est passé à côté").
Durant cette expédition touristique, il assiste aux amours passagères de Sarah avec un autre, cela le mortifie, lui fait boire des litres de vodka... jusqu'à la fin du roman où il a une révélation : ce n'est pas Sarah qu'il aime ("elle est laide tout d'un coup, comme morte pour moi") : c'est l'image que renvoie Sarah du copain de jeunesse du narrateur, dont il a souvent  évoqué leurs moments communs durant le récit. Un amour refoulé, qui lui explique le pourquoi du déroulement chaotique de sa vie.

LE DESERT :
  • "Le désert, la nuit, est une véritable imposture. On croit rêver. On perd le sens du réel. On y voit des chamelles beiges cicatrisée de rose en train de nomadiser. des palmiers verts posés sur les dunes safran. Mais tout cela est faux. Le Sahara est méchant. Il est dur. Il est insupportable. Seuls les touristes de passage le trouvent idyllique et envoûtant."
  • "C'est à ce moment-là que je suis devenu guide touristique. Au début, j'étais très réticent et très jaloux de livrer le Sahara à des touristes autochtones ou étrangers qui y viennent pour être heureux. Je pense tout-à-fait le contraire.  Je crois que c'est un lieu pour souffrir. Je ne voulais pas vendre cette chose qui m'était si précieuse et si désagréable, à la fois, comme un dépaysement garanti à des groupes de gens souvent pressés, souvent béats. Personne ne connaît la souffrance s'il n'a pas regardé de-haut l'Assekrem ce chamboulement cosmique qu'est le Hoggar. Cette désintégration lunaire où la rocaille, le sable, les dunes, les crevasses et les pics majestueux donnent envie de mourir tout de suite. Le Sahara c'est ce grabuge intolérable du monde, ce bouleversement  incroyable de la géographie et de la géologie."
  • Le soleil couchant, durant ces jours polaires, semble un lambeau ovale, rouge et livide, à la fois, flamboyant et terne, brouillé et distendu."

TIMIMOUN :
  • "Je devais donc attendre à Timimoun où 175 km de galeries amènent les eaux d'une nappe souterraine située, paradoxalement, au-dessus des terrains irrigués. (...) Timimoun possède des canalisations en forme de peignes à l'aspect complexe qui distribuent l'eau à chaque jardin (...). Chaque opération de partage de l'eau donne l'occasion d'une répartition du débit initial en débits dérivés, puis en débits sous-dérivés, donc en nouvelles canalisations dont le nombre se multiplie à l'infini."
  • "Timimoun est un ksar rouge très ancien, avec ses murailles construites en pisé ocre. Il se love sur une longue terrasse qui domine d’ine vingtaine de mètres la palmeraie. Son minaret soupçonneux à l’architecture de poupée, aux lignes arrondies et au pisé grenu, surveille le désert alentour. Avec ses dunes gigantesques et très mobiles. Ses anciennes routes de l’or et du sel."
  • "Au fur et à mesure de la succession des plans : la ville moderne, le ksar, la palmeraie, qui deviennent, avec le changement rapide de la lumière, des détails de plus en plus brouillés, flous, brisés. Parce que le désert avec son espace et sa clarté réduit les choses et les rend approximatives et schématiques. La casbah de Timimoun se résume à ces rangées de ruelles labyrinthiques, de fenêtres, de terrasses,de coupoles, de portes en bois trop vieilles, d'arcades, de minarets et de jardinets carrés et luxuriants."
LA PEUR :
  • "Je n'ai jamais parlé de la mort, de la tentation de la folie et du suicide, dans le désert, à mes clients."
  • "La peur est là. Elle est atroce. Elle m'a toujours habité. J'essaie de l'enrayer à coups de vodka et de randonnées dans le désert le plus grand et le plus désertique du monde."
  •  "LE GRAND ECRIVAIN TAHAR DJAOUT ABATTU DE DEUX BALLES DANS LA TETE AU MOMENT OU IL DEPOSAIT SES DEUX FILLETTES DEVANT LEUR ECOLE" (note : Tahard Djaout : voir Lectures d'Algérie sur ce site)
  • "...UNE FEMME DE MENAGE AGEE DE 46 ANS ET MERE DE 9 ENFANTS A ETE ABATTUE DE DEUX BALLES DANS LA TETE ALORS QU'ELLE REVENAIT DE SON TRAVAIL.: C'est à cette période que ma vie, déjà très boiteuse, devint intenable. La recrudescence des assassinats abominables me révoltait (...). Dès que je revenais à Alger, je perdais le sens de la réalité. Je changeais de domicile tous les trois jours. je vivais sur le qui-vive, mes capsules de cyanure à portée de main. Sait-on jamais ? Un jour peut-être j'aurais le courage d'en croquer une. Mais c'est fade le néant !"
LE TRAUMATISME DES MENSTRUES DE SA MERE :
  • "Huit ans. Découverte derrière la porte de la cuisine de chiffons imbibés de sang noirâtre (...). Ce jour-là, je compris ce que c'était que du sang de femme. Je vomis pour la première fois. Toute ma vie, j'ai rêvé de morceaux de coton ensanglantés (...). Je rêvais aussi que toutes les femmes, dont ma mère, étient mortes et qu'elles étaient parties en ne laissant pour toute trace de leur existence qu'une petite flaque de sang en train de coaguler sous l'effet de la chaleur. Depuis cette rencontre avecl'intimité féminine j'ai considéré les femmes comme des victimes, des êtres à part, porteurs de plaies redoutables qui attirent les cafards, derrière les portes de cuisines. A leur insu ! "
 
L'ALCOOLISME :
  • "Mais le pire c'est la vodka. Elle m'a donné ce cou de poulet déplumé qui semble toujours nager dans le col de mes chemises; ces yeux brouillés aux paupières lourdes et sans cils. Ma pomme d'Adam a l'air de tourner sur elle-même, tel un gros bouton en carton-pâte amidonné. Toujours aussi cette allure de vieille tortue (...)".
  • Il répare son minibus (qu'il a appelé "Extravagance") : "Une manière d'occuper le temps pour ne pas boire et pour plaire à Sarah qui n'a pas l'air de se rendre compte de l'effet désastreux que produit le manque d'alcool sur mon organisme imbibé depuis l'âge de 1'âge de 16 ans. La passion du désert vint plus tard."
(Ed. Folio, 1995)

Voir aussi : Lectures d'Algérie  et  Lectures d'Afrique
Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...