***** (2014, Ed. Seuil Paulsen, 224 p.)
"Son domaine, c’était les nuages. Les longues plumes de glace des cirrus, les tours bourgeonnantes des cumulonimbus, les nippes déchiquetées des stratus, les stratocumulus qui rident le ciel comme les vaguelettes de la marée le sable des plages, les alostratus qui font des voilettes au soleil, toutes les grandes formes à la dérive ourlées de lumière, les géants cotonneux d’où tombent pluie et neige et foudre." (incipit)
Ceci n'est pas vraiment un roman, car rien de vraiment romancé dans ce livre qui se présente plus comme un récit documentaire sur la vie d'Alexéï Féodossévitch Vangengheim, premier directeur du service hydro-météorologiste de l'URSS et victime ordinaire de la terreur stalinienne.
Olivier Rolin ne s'embarrasse pas de belles phrases et de construction subtile ; il déroule la vie et la mort du météorologue d'une plume très (un peu trop ?) sobre. Le déclic à l'origine du livre pour cet auteur féru de culture russe (son "tropisme russe" comme il en parle en fin d'ouvrage) fut la découverte d'un recueil des lettres que le météorologue a écrites à sa femme pendant ses 4 ans de captivité, chaque lettre se terminant par de petits messages à visée éducative à l'intention d'Eleonora, sa fille de quatre ans (herbier, dessins de la faune locale, devinettes pour apprendre à compter...).
En début d'ouvrage, Olivier Rolin présente l'ascension d'Alexeï Féodossévitch Vangengheim dans la haute sphère des services météorologiques soviétiques.
"Il me plairait de penser qu'Alexéï Féodossévitch sentit naître en lui une curiosité pour les météores en regardant rouler les nuages au-dessus de la plaine infinie. Peintres et écrivains ont maintes fois décrit ce paysage de la campagne russe ou ukrainienne. Profondeur vertigineuse de l'espace, vastitude où tout semble immobile, silence que ne trouent que des cris d'oiseaux, cailles, coucous, huppes, corbeaux [...]. Parfois, au fond d'une distance immense, la cheminée d'une locomotive rappelle qu'au sein de ce temps apparemment figé, quelque chose de neuf est en train de se produire, qui est peut-être le progrès et qui est peut-être aussi une menace... "
Alexéï a organisé en 1932 la première conférence en URSS sur l’influence du climat sur l’homme, avec des architectes, des ingénieurs, des médecins, des sylviculteurs, des planificateurs. « Il s’agissait de réfléchir aux rapports entre le régime hydro-météorologique et la santé, la conception des immeubles, l’urbanisme. Penser l’habitat et les villes en fonction du climat, ce n’était pas si commun à l’époque. Il est décidément un précurseur. » (p.121)
Soudain, quasiment du jour au lendemain, Alexeï entre en déchéance. Arrêté le 8 janvier 1934, il finit par signer comme des milliers d'autres, de faux aveux. Condamné pour sabotage économique ("Il fallait trouver des boucs émissaires pour les désastres de l’agriculture collectivisée et les responsables des prévisions météorologiques étaient tous désignés"), et espionnage, à dix ans de camp de rééducation. Il est déporté sur l'archipel des îles Solovki, près du cercle polaire, dans un monastère qui "avait abrité à partir de 1923 le premier camp de ce qui allait devenir la Direction centrale des camps, Glavnoïe Oupravlénié Laguéreï (GOULAG)".
"Longtemps prisonnier de la glace, le printemps éclate avec fougue, les coucous se mettent à chanter, les grenouilles à coasser dans les centaines de lacs et de marais qui criblent l’île, les mouettes sont revenues et leurs criailleries empêchent de dormir, la végétation croît à toute vitesse, airelles, myrtilles, canneberges jettent dans les sous-bois des millions de perles de couleur. Mais à quoi bon le printemps ? Il n’y a pas de nuit, le soleil baisse, rase l’horizon au nord et remonte, faisant éclater dans les nuages toutes les couleurs du spectre. Il ne faut pas compter sur Vangengheim pour faire des descriptions colorées des splendeurs de la nature, c’est même curieux comme son goût du dessin semble s’accompagner d’une parcimonie du regard. Si l’on veut avoir une idée des joailleries célestes des nuits blanches, mieux vaut lire les lettres de Pavel Florenski à la même époque : « Hier soir, en revenant du Kremlin, je ne pouvais m’arracher à la richesse prodigieuse des coloris du ciel : pourpre, violet, lilas, rose, orange, doré, gris, écarlate, bleu clair, bleu-vert et blanc : toutes les couleurs jouaient dans le ciel rayé de longs nuages fins et en couches violettes." (p.132-133)
Arrêté en 1934, exécuté le 3 novembre 1937 dans une forêt de Carélie lors d'une exécution de masse de plus de mille prisonniers, c'est la sinistre époque de La grande terreur -1937/38.
Après d'intenses recherches, des descendants de disparus et des membres de l'association Mémorial localisent les fosses communes. Ce n'est donc qu'en 1956 (3 ans après
la mort de Staline) que la femme et la fille d'Alexeï sont informées de sa mort, 19 ans plus tôt, alors qu'elles l'espéraient toujours en vie. A l'entrée du site est aujourd'hui écrit : "Lioudi, nié oubivaïtié droug drouga" "Hommes, ne vous tuez pas les uns les autres".
Olivier Rolin ne fait pas d’Alexeï un héros exemplaire.
"Ce n’était ni un génie scientifique ni un grand poète, c’était à certains égards un homme ordinaire, mais c’était un homme innocent. D'autres ont été plus lucides sur Staline et le stalinisme, ont compris plus vite que lui à quel prix de sang se faisait la « construction du socialisme »" (p.188)
En effet, Alexeï écrit que sa confiance dans le pouvoir soviétique et dans la construction du socialisme n’est pas ébranlée, et joint à ses lettres des portraits ou mosaïques de Staline qu’il a réalisés. On suppose que c’est pour épargner sa femme et sa fille.
« Peut-être me suis-je laissé dépasser par la vie, écrit AlexeÏ Féodossiévitch le dernier jour d’octobre. Je n’ai pas vu grandir la nouvelle éthique, et je ne comprends rien à ce qui se passe. » (p.109)
Ce livre m'a fait penser, parmi mes dernières lectures, à "
Peste et choléra" de Patrick Deville pour le récit biographique d'un scientifique, au "
Divan de Staline" de J-M. Baltassat (que Fanny Ardant va adapter au cinéma avec Depardieu en Staline), au récit sur
Hundertwasser et sa conception d'un habitat en adéquation avec l'environnement, et pourquoi pas le climat (Alexeï Féodossévitch était un sacré précurseur)... sans oublier évidemment tous les récits que j'ai pu lire sur les purges staliniennes.
--> "Lectures de Russie et d'Ukraine"...