***** Réf géographique : France/Etats-Unis (2002) - Genre : Variation romanesque autour d'un tableau d'Edward Hopper (Ed. Pocket, 191p)
Ce n'est qu'après avoir visité l'expo Hopper au Grand Palais que j'ai découvert ce roman de Philippe Besson, inspiré du fameux tableau Nighthawks ("Les rôdeurs de la nuit" ou "Noctambules", 1942).
Voici comment l'auteur explique la genèse de son roman :
Au commencement, il y a cette peinture d'Edward Hopper qu'on peut voir à Chicago. J'ai dû l'apercevoir à plusieurs reprises avant de m'en procurer une reproduction, un dimanche d'ennui. Quand je l'ai installée dans mon appartement, elle m'a semblé curieusement familière. Du coup, je ne lui ai pas vraiment prêté attention. Elle a traîné, pendant plusieurs jours, dans son cadre posé contre un mur, à même le parquet (du reste, elle y est encore). Un soir, sans intention particulière, j'ai observé la femme en robe rouge de la peinture, assise au comptoir d'un café nommé Phillies, entourée de trois hommes. Je me suis souvenu aussi de la passion de Hopper pour les paysages de la Nouvelle-Angleterre. Alors, ça s'est imposé à moi, sans que j'aie rien cherché. J'ai eu l'envie impérieuse de raconter l'histoire de la femme à la robe rouge, et des trois hommes autour d'elle, et d'un café à Cape Cod. Oui, cela a été clair en un instant. (Philippe Besson)
J'ai apprécié ce livre grâce au tableau de Hopper : si je n'avais eu le repère de ce tableau, je me serais peut-être ennuyée.
Ce ne doit pas être aisé de tisser un roman autour d'un tableau. Forcément, l'auteur use et abuse de détails, de réflexions, de périphrases, pour parvenir à meubler quelques instants du tableau (un instantané).
Et il lui faut faire durer le récit sur au moins une centaine de pages, ce qui implique un huis-clos, dans ce café, aux scènes très longues, aux pensées des quelques (4) protagonistes étirées au maximum et puisant à foison dans les souvenirs, aux descriptions du temps, du mobilier, des moeurs de la région très détaillées également.
Mais je pense que c'est le procédé incontournable pour bâtir un roman à partir d'une oeuvre figée en peinture... Cela me fait penser à un exercice de style intéressant pour étudiants.
Cela dit, peut-être que le choix de Philippe Besson de construire un récit très lent, articulé autour de phrases allongées et d'expressions souvent redondantes, et axé sur une histoire d'amour "ancienne" et un peu éculée, pourrait forcer l'ennui de certains lecteurs.
Le roman :
Nous découvrons ainsi Louise Cooper, la jolie rousse à la robe rouge, élégante, dans la vie auteur de pièces de théâtre à succès. La 1e phrase du roman la met ainsi en scène :
"Donc, au début, elle sourit. C’est un sourire discret, presque imperceptible, de ceux qui se forment sur le visage parfois, sans qu’on le décide, qui surgissent sans qu’on les commande, qui ne semblent reliés à rien en particulier, qu’on ne saurait pas forcément expliquer. Voilà, c’est un sourire de presque rien, qui pourrait être le signal du bonheur."
Louise habite près de cette station balnéaire huppée de Cape Cod, non loin de Boston. Elle n'est plus toute jeune, 35 ans environ, célibataire toujours, sans enfant. Chaque soir, elle prend place au café Phillies, où Ben le serveur lui sert son Martini (sur le tableau, Louise est attablée devant un café).
"(…) Louise est entrée pour la 1e fois chez Phillies le jour exact où Ben y entamait sa carrière de serveur, il y a 9 ans de ça maintenant. Et c’est ainsi, il est toujours là, derrière son comptoir, qu’il astique mécaniquement avec un chiffon humide ; elle, elle vient toujours, avec la même régularité, dans ce café, qui est devenu son repaire autant que son repère. (…)Même sa robe rouge, il la connaît par cœur. Non qu’il la remarque souvent sur elle mais elle l’a achetée il y a longtemps déjà et elle la porte dans les occasions importantes ou quand elle a envie de plaire." (p13)
Il m'a fallu un certain temps pour déterminer si l'histoire que brodait P. Besson autour de ce tableau était contemporaine à la date du tableau (1942) ou non. Le 1er détail qui m'a orientée (et un peu perturbée !) fut la description du T.shirt que porte le voisin de Louise, alors que le tableau le montre chemisé/cravaté et coiffé d'un chapeau. Le 2e détail, imparable, ce fut quand Louise sortit son... téléphone portable. La 2e liberté que semble s'être accordée l'auteur concerne le lieu : Cape Cod en fin d'après-midi (où avaient certes l'habitude de séjourner le peintre Edward Hopper et sa femme) alors que le tableau dépeint un café de New York, la nuit tombée.
Revenons à Louise, qui :
"D’un regard long, elle embrasse le territoire du café, histoire de songer à autre chose, de se débarrasser de ses obsessions, de ses pressentiments. Pas grand-chose à contempler : comme à l’habitude, le dimanche soir, le café est désert. Juste Ben et elle. Et la lumière par la baie vitrée, la belle lumière de septembre." (p.15)
Louise se remet du rouge à lèvres, sirote son Martini, elle tue le temps, car elle attend un appel de son amant Norman qui a promis de quitter son épouse et ses enfants pour vivre avec elle et doit la rejoindre chez Phillies… C'est alors qu'arrive au café un homme, qui laisse Louise et Ben stupéfiés. Louise est décontenancée : il s'agit de Stephen Townsend, qui l'a quittée 5 ans auparavant pour épouser leur meilleure amie Rachel.
"Et aussi curieux que cela puisse paraître, il n’a pas du tout été étonné lorsque, après avoir garé sa voiture le long de la corniche, il s’est approché de la baie vitrée chez Phillies et a aperçu Louise de dos, assise sur un tabouret, accoudée au bar, conversant négligemment avec Ben. (…) Il a retrouvé avec bonheur les gestes anciens du serveur en train d’essuyer ses verres mais surtout cette façon qu’a Louise de remettre du rouge sur ses lèvres." (p59)
Stephen, père de deux garçons, a récemment divorcé d'avec Rachel. Il entend reconquérir Louise, comme ça, après ces 5 années d'abandon. Il me semble prétentieux et maladroit... Mais Louise, pour sa part, se remémore autant les moments de bonheur que la souffrance qui s'ensuivit. C'est un peu un dialogue de sourds qui se noue entre eux, avec Ben comme témoin mal à l'aise, et un client qui détone dans ce roman : un pêcheur rustre fidèle buveur de bières (qui ne colle pas du tout au personnage dépeint sur le tableau, en costume et chapeau).
"C’est cela qui leur est arrivé : plus personne pour les attendre. Ils sont seuls, comme ne le sont que les vieillards. Ils ont le regard hagard de solitude. Ils ont le souffle court des épuisés. Ils ont les gestes ralentis des plus démunis. Ils s’abritent dans un café improbable à l’extrémité d’un continent. Ils égrènent leur vie comme d’autres des prières en roulant leur chapelet entre leurs doigts osseux. Ils sont parvenus au terme de quelque chose, sans être en mesure de discerner encore ce qui pourrait commencer pour eux. Ils se sont égarés." (p154)
Alors la fin de cette histoire ? Elle est en accord parfait avec le déroulé lent, hésitant, les pensées intimes à l'infini, l'incertitude... l'attente, le thème de prédilection d'Edward Hopper : "Il est beaucoup trop tôt pour s’engager sur quoi que ce soit. L’important, c’est l’instant, sa fragilité et son intensité." (p185)
L'inspiration à l'origine du tableau de Hopper :
Le tableau Nighthawks de Hopper lui a été inspiré par la nouvelle d'Ernest Hemingway : "The Killers" (1927) qui se déroule dans la ville de Summit. Extraits :
"The door of Henry’s lunchrom opened and two men came in. They sat down at the counter."
(...) What do you do here nights? Al asked.
They eat the dinner, his friend said. They all come here and eat the big dinner.
(...) He didn’t look at Georges but looked in the mirror that ran along back of the counter. Henry’s had been made over from a saloon into a lunch-counter.
De cette même nouvelle fut adapté le film noir Les tueurs réalisé par Robert Siodmak en 1946, avec Burt Lancaster, Edmond O'Brien et Ava Gardner. Le film (sublime...) en N&B s'inspire lui-aussi du tableau de Hopper : même café avec la grande fenêtre, le comptoir, le serveur...
Synopsis du film (bien plus d'action - et de violence - que le roman de P. Besson, mais c'est un autre genre ! et cela explique peut-être pourquoi Besson ne pouvait reproduire une histoire similaire) : "Deux tueurs débarquent un soir dans un restaurant d'une paisible commune du New Jersey, à la recherche du « Suédois », le pompiste de la station-service voisine...".
Voir le billet sur l'expo Hopper...