Souvenirs de Pologne (début des années '60) *****
Réf. pays : Pologne - Type : Autobiographie/historique
Les Souvenirs de Pologne sont des feuilletons écrits au début des années 60 pour la Radio Europe Libre de Munich, et retrouvés en 1976 dans les papiers posthumes de Gombrowicz (avec un autre "feuilleton" : Pérégrinations argentines)
Né en 1904, Gombrowicz y livre ses souvenirs de jeunesse, une vie de jeune "bien-né", dans la campagne polonaise de la région de Varsovie, où il se plaît à jouer à l'aristocrate devant les amis.
Il admet volontiers l'excès de "snobisme", d'affectation, qui l'habite, et réfléchit souvent sur la condition des "Seigneurs" comme lui et sa famille par rapport aux gens simples. Ses remarques frôlent parfois la mégalomanie et il le reconnaît lui-même ! Witold G. n'aime pas étudier, ne fait aucun effort, se moque du système éducatif, tout en parvenant à obtenir sur le fil du rasoir son diplôme de droit. Sans beaucoup plus d'enthousiasme, il part étudier à l'Institut des hautes études internationales de Paris. Son récit de sa "visite" du musée du Louvre est inhabituel... et inoubliable !
Gombrowicz décrit d'un ton parfois badin sa relation avec ses pairs, ses débuts d'écrivain, ses réflexions sur la "polonité" et l'Europe, sans trop s'attarder du reste sur les événements de l'Histoire (guerre avec la Russie en 1920, coup d'Etat du maréchal Pilsudski en mai 1926, décès de Pilsudski en 1935, montée du nazisme...). Il adopte une attitude ambiguë par rapport au service militaire : il ne veut pas le faire, et finalement quand sa mère obtient de l'en dispenser, il se sent humilié de ne pas porter l'uniforme aux côtés des patriotes (il se retrouve ainsi dans le manoir familial à la campagne seul au milieu des domestiques).
L'écriture de Gombrowicz est souvent moqueuse, il pose un regard sans concessions sur les artistes qui se disent artistes, et son livre fourmille d'anecdotes sur les écrivains polonais qu'il a croisés durant cette période. (Malheureusement, quand on ne connaît pas du tout ces personnes comme c'est mon cas, ce "name-dropping" continu peut parfois tourner à vide...).
Ce "journal" nous apprend beaucoup de choses sur la Pologne de l'entre-deux guerres, le milieu artistique et littéraire, et explique la quête par Gombrowicz d'un style littéraire nouveau, "une forme" particulière, inédite, de littérature. Afin de mieux comprendre ce qu'il entend par cette "forme", on est obligé de découvrir les romans écrits par Witold Gombrowicz. Ce fut le cas avec la lecture de "COSMOS", qui pour moi fut une REVELATION LITTERAIRE. Voir le billet sur Cosmos...
Complément biographique (d'après Wikipedia) :
La publication des "Mémoires du temps de l'Immaturité" en 1933 puis de "Ferdydurke" en 1937 a imposé Gombrowicz comme l'enfant terrible de la littérature moderne polonaise. Il se lie avec les écrivains d'avant-garde Bruno Schulz et Stanislas Witkiewicz. Arrivé en Argentine pour un court séjour en 1939, l'invasion de la Pologne par l'Allemagne nazie le dissuade de rentrer en Europe, il restera 25 ans en Argentine. Gombrowicz revient en Europe en 1963, à Berlin puis en France où il décède en 1969.
L'œuvre de Gombrowicz, interdite en Pologne par les nazis puis par les communistes, tomba dans un relatif oubli jusqu'en 1957 où la censure fut levée provisoirement.
Extraits choisis :
Gombrowicz met à nu sa personnalité :
- "Je suis né et j'ai grandi dans une maison très respectable."
- "Je pense que l'année 1920 a fait de moi ce que je suis suis resté jusqu'à aujourd'hui : un individualiste."(...) Un excellent savant, lauréat du Prix Nobel, s'étonnait récemment, après avoir lu un de mes livres, que j'étais si peu polonais - car pour lui les Polonais c'était la mort héroïque sur le champ de bataille, Chopin, les insurrections et la destruction de Varsovie. Je répondis : "Je suis un Polonais exacerbé par l'histoire.""
- "Les rapports avec moi ont toujours été et sont encore difficiles, car je tends par principe à la discussion, au conflit, j'essaye de mener la conversation de telle sorte qu'elle demeure hasardeuse, parfois même désagréable, embarrassante, indiscrète, car cela entraîne dans le jeu aussi bien ma personnalité que celle de mon interlocuteur."
"- Un des changements formels de cette époque riche en métamorphoses fut la suppression des poils chez les hommes: on voyait non seulement disparaître les barbes mais aussi les moustaches.(...) Je n'oublierai jamais le cri d'une de mes cousines en voyant mon père entrer dans l'appartement le visage complètement rasé. (...) C'était le cri perçant d'une femme offensée dans sa pudeur la plus profonde. Si mon père avait été nu, elle n'aurait pas fait plus terrible vacarme - et à vrai dire elle avait raison : c'était en effet une impudeur de premier ordre que cette apparition subite et scandaleuse d'un visage que mon père avait toujours dissimulé sous des poils."
- "Lorsque votre voisin vous montre avec dévotion la bague de l'arrière-arrière-grand-père, vous pouvez légitimement supposer que le présent de cette famille est rudement moche pour que le passé lui en impose tellement."
L'aversion de Witold G. pour les musées ! :
- Cette expédition (au Louvre) fut un désastre. (...) Escaliers. Statues. Salles. (...) Je prenais un air de parfait campagnard pour promener mon regard dans ces salles remplies de la monotonie infinie des oeuvres d'art, je respirais cette odeur de musée qui donne mal à la tête, et mes yeux passaient d'un tableau à l'autre avec ce mélange de mépris et d'ennui que suscite la surabondance. Ils étaient nombreux - ces chefs-d'oeuvre -, et la quantité tuait la qualité. Sans parler de leur disposition monotone... sur les murs. Je bâillai.
- "Certes, le visage de la Joconde est beau! écrivais-je. Mais quel profit en tirons-nous ? Il est beau, mais il rend affreux les visages de ses admirateurs. Sur le tableau : beauté - mais devant le tableau : snobisme, bêtise, effort hébété pour saisir quelque chose du visage ce cette beauté puisqu'on vous a informé que beauté il y a. Je vois aujourd'hui à quel point mes réactions sont polonaises (...) cette polonité en moi est incurable - je l'éprouve à chaque pas que je fais à l'étranger, cela me fait presque rire - chez un homme comme moi, "affranchi" semble-t-il, de tous les liens."
Au sujet de l'écrivain polonais Bruno Schulz ("Les boutiques de cannelle") :
- "Chose étrange - il m'est impossible de me rappeler comment j'ai fait la connaissance de Bruno Schulz. (...) Je garde en revanche une image très précise de lui, tel que je le vis pour la première fois : un tout petit bonhomme. Tout petit et apeuré, parlant très bas, effacé, tranquille et et doux, mais avec de la cruauté, de la sévérité cachée au fond de ses yeux presqu'enfantins. ce petit bonhomme fut le meilleur artiste parmi tous ceux dont je fis la connaissance à Varsovie - incomparablement meilleur que Karden, Nalkowska, Goetel et tant d'autres académiciens des lettres(...) La prose qui naissait sous sa plume était créatrice et immaculée, il était parmi nous l'artiste le plus européen (...)."
"Et même en Pologne, qui le connaît aujourd'hui ? Quelques centaines de poètes? une poignée d'écrivains? il est resté ce qu'il a été, un prince voyageant incognito."
(...)"mais il suffisait de mettre le nez dans son livre pour qu'un autre Schulz se révèle, tout-à-fait différent, majestueux, aux phrases lourdes et somptueuses se déployant lentement comme la queue éblouissante d'un paon, un inépuisable créateur de métaphores, un poète extrêmement sensible à la forme, à la nuance, déroulant comme un chant sa prose ironiquement baroque."
(...) La différence essentielle entre lui et moi, c'est que, tout autant pénétré que lui par la forme, j'aspirais cependant à la faire éclater, je voulais élargir le champ d'action de ma littérature, afin de lui faire embrasser un nombre de plus en plus grand de phénomènes - tandis que lui, il s'enfermait dans sa forme comme dans une forteresse ou dans une prison."
De la polonité, de l'Europe, être ou ne pas être un véritable "européen"... :
- "Je ne le connaissais pas personnellement mais je savais qui il était : écrivain, intelligent, talentueux, européen..."
- "(...) dans la pension bizarre où j'étais descendu, je me trouvai en présence d'une collection d'individus qui semblaient avoir été intentionnellement rassemblés pour illustrer le mélange de styles et le grotesque polonais."
"- Mais je répète ce que je viens de dire : cette Pologne née de la Première Guerre Mondiale était un pays d'hommes paralysés. (...) on repoussait tout au lendemain, c'était la pratique du délai généralisé, on attendait que le monde se calme, que l'Etat se consolide, qu'une possibilité de manoeuvre apparaisse. (...) moi je me révoltais (...), je ne voulais pour rien au monde accepter le rôle de temporisateur, et, voyant que la collectivité me l'imposait, je ne voulais pour rien au monde lier mon destin à celui de la collectivité.
- (...) [un point] d'appui en dehors de la Pologne ? Mais où? Sur quoi pouvais-je m'appuyer ? Je me méfiais des croyances, des idéologies, des institutions. Je ne pouvais donc m'appuyer que sur moi-même. Et pourtant j'étais polonais, façonné par la polonité, et je vivais en Pologne. Il fallait donc fouiller plus profondément mon "moi", atteindre l'endroit où il n'était plus polonais mais tout simplement humain."
- "Moi j'avais peur en Pologne. (...) L'unique cause de mon angoisse, c'était sans doute que je percevais que nous appartenions à l'Est, que nous étions l'Europe orientale et non pas occidentale - oui, ni notre catholicisme, ni notre aversion pour la Russie, ni les liens de notre culture avec Rome, avec Paris, ne pouvaient quoi que ce soit contre la misère asiatique qui nous dévorait d'en bas... toute notre culture était comme une fleur épinglée sur la peau d'un mouton."
- "Au fond, je ne supportais pas les Européens dans le style de Mme Nalkowska, qui s'assimilaient le savoir-vivre de l'Europe et s'abstenaient d'une confrontation essentielle avec l'Occident. (...) Si Zofia Nalkowska avait eu des liens plus forts, plus douloureux avec la réalité polonaise... Si elle avait suivi les traces de Chopin qui conquit l'Europe par sa polonité, c'est-à-dire par sa réalité personnelle, authentique...(...). Mme Nalkowska était donc l'ambassadrice de l'Europe en Pologne plus que la représentante de la Pologne en Europe, ce qui n'était pas, à mon avis, la meilleure méthode pour se transformer en Européenne authentique."
Le rapport de Gombrowicz à l'Histoire :
- "En ces temps troublés où nous vivions, tous les hommes avaient eu l'occasion de vivre un certain nombre de moments historiques - moi aussi. J'avais tout de même assisté à la fin de la Première Guerre mondiale, à la résurrection de la Pologne, à la bataille de Varsovie, au coup d'Etat de mai, etc., etc. mais j'éprouvais chaque fois dans des moments pareils une sorte de révolte contre l'histoire, je ne pouvais pas accepter le fait de n'être rien, une paille au gré du vent, et que tout s'accomplisse en-dehors de moi. il faut sans doute attribuer cela à un individualisme acharné contre lequel je ne peux rien, car je suis né avec et je mourrai de même."
- Dernière phrase du livre, quand Gombrowicz rentre d'un séjour en Italie, en train, un voyage lugubre comme il le cite. Le train arrive à Vienne... : "Des Heil Hitler parvinrent jusqu'à nos oreilles. La ville était en folie. Je compris : c'était l'Anschluss. Hitler entrait à Vienne."
De l'alcool :
- "De ce qui se produisit alors, j'ai conservé l'impression d'un crescendo rapide, d'un bourdonnement de plus en plus intense... se transformant en véritable mugissement... c'étaient les jeunes qui venaient de se ruer sur la vodka, en cinq minutes nous étions gris, je n'ai jamais vu tant de personnes se saouler ensemble, d'entrée de jeu, comme sur ordre..."
- "Nous vivons comme si nous allions mourir - me cria un jour dans l'oreille Swiatek Karpinski au cours d'une beuverie, et cette réflexion rendait bien compte de l'atmosphère qui pesait sur la Pologne plus encore que sur le reste de l'Europe."
Edition Folio, traduction C. Jezewski et D. Autrand, 338 p.
Bibliographie succincte :