mercredi 11 novembre 2020

Ugo Bienvenu : "Préférence Système" (BD)... et la poésie de W. H Auden

💛💛💛💛💛 (2019, Ed. Denoël Graphic)

Une excellente BD d'anticipation. Excellente BD tout court du reste, qui ne manque pas de laisser songeur, bien après l'avoir refermée.

Nous sommes en 2055, dans un futur donc très proche... 
Le personnage principal, Yves, se rebelle contre son  travail qui consiste à expurger du "big data", chaque jour, des fichiers obsolètes dont le taux de consultation sonne le glas de leur suppression. Ainsi en est-il de "2001 l'odyssée de l'espace" ou des poèmes de Rimbaud ou W. H Auden. Ces fichiers seront supprimés du cloud afin de faire de la place pour les selfies et vidéos de vacances de trucmuche et machinchose, puisque de telles photos et vidéos font à présent office de documents précieux qu'il importe d'archiver pour satisfaire les nouvelles générations. Effacement des trésors littéraires, musicaux ou cinématographiques du passé pour faire place nette et stocker les produits phares des réseaux sociaux.

«[2001 Odyssée de l'espace] - Mandat de destruction D-489... exécutable à 15h30 salle 72, bâtiment G.
- Franchement... La totalité de l’œuvre, tout, commentaires, articles et dossiers afférents tiennent sur 6 Go... On en est là ?
- On en est là, agent Mathon ! Si John-Streamy72 veut continuer de partager ses vidéos sur youtube, si Kamelia-72 veut continuer de poster ses photos de vacances, on en est là ! Que penseriez-vous si nous disions à K-Rineohmygod qu'elle ne peut plus montrer son corps sur Instagram ? Ce serait l'apocalypse, Yves ! La fin du monde occidental ! » 

Ne pouvant se résoudre au sacrifice de ce passé culturel riche mais jugé inutile, Yves décide de stocker au péril de sa vie les documents condamnés, dans la mémoire de son robot domestique Mikki, lequel porte aussi l'enfant à naître du couple. La BD en effet fait habilement cohabiter humains et robots.
(La mère, du reste, travaille à la réalisation de produits Playmobil, société qui est devenue... le fournisseur des produits culturels de ce monde nouveau !)

Hélas, Big Brother surveille les éventuels déviants : Yves est repéré, pourchassé, acculé.

La deuxième partie de l'histoire se déroule dans une campagne perdue, où Mikki l'androïde élève la petite fille, loin de la société, loin de l'urbanisation, en pleine nature. Ugo Bienvenu agrémente son récit de très beaux dessins des fleurs, arbres, insectes que la petite découvre au fil de ses jeunes années bucoliques. Le temps savoureux et tranquille de la chasse aux papillons, des comptines et du tai-chi enseigné sur l'herbe par Mikki.
Jusqu'à ce que...
La fin est intense. 
Néanmoins, le message optimiste qu'ont relevé les critiques autour de cette fin ne m'a pas paru si limpide, et je m'interroge encore au sujet de la signification des dernières planches, quand la jeune fille finit par rejoindre "le monde urbain". 

Bien sûr, on pense à "1984" de Georges Orwell (1949), et son héros fonctionnaire au département des Archives du ministère de la Vérité, qui lui aussi avait pour mission de manipuler la mémoire collective, en remaniant les archives.
Et puis aussi à Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953) où les pompiers sont chargés de brûler les livres, pour ne pas laisser la moindre prise à quoi que ce soit qui détournerait les esprits de la pensée unique... Alors le pompier Montag, comme Yves, avait décidé de se rebeller et de sauver les écrits...

La BD d'Ugo Bienvenu a également le mérite de rafraîchir la mémoire autour de ces deux romans puissants, qui évoquaient un monde dystopique, et dans certains aspects prémonitoire. 
Elle met aussi à l'honneur le génial poète anglo-américain Wystan Hugh Auden, dont voici deux poèmes magnifiques...
  • "Funeral Blues [Stop all the Clocks]" (repris dans la scène de l'enterrement du film "Four Weddings and a Funeral") :
Stop all the clocks, cut off the telephone, 
Prevent the dog from barking with a juicy bone, 
Silence the pianos and with muffled drum 
Bring out the coffin, let the mourners come. 

Let aeroplanes circle moaning overhead 
Scribbling on the sky the message He Is Dead, 
Put crepe bows round the white necks of the public doves, 
Let the traffic policemen wear black cotton gloves. 

He was my North, my South, my East and West, 
My working week and my Sunday rest, 
My noon, my midnight, my talk, my song ; 
I thought that love would last for ever : I was wrong. 

The stars are not wanted now : put out every one ; 
Pack up the moon and dismantle the sun ; 
Pour away the ocean and sweep up the wood ; 
For nothing now can ever come to any good. 
  • J'aime aussi beaucoup cet autre poème, "The More Loving One" :
Looking up at the stars, I know quite well
That, for all they care, I can go to hell,
But on earth indifference is the least
We have to dread from man or beast.

How should we like it were stars to burn
With a passion for us we could not return ?
If equal affection cannot be,
Let the more loving one be me.

Admirer as I think I am
Of stars that do not give a damn,
I cannot, now I see them, say
I missed one terribly all day.

Were all stars to disappear or die,
I should learn to look at an empty sky
And feel its total dark sublime,
Though this might take me a little time.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...