Un très bon roman, sur l'absence d'une fille, d'une soeur, qui n'a plus donné signe de vie une fois partie se changer les idées noires au Groenland, après la mort de sa meilleure amie.
Les parents sont en état de choc, squattent l'aéroport, se délitent, et la jeune soeur Lisa s'efface derrière le souvenir de Sarah la disparue. La famille ne vit plus que par le souvenir et l'incompréhension. A force de compiler tous les souvenirs d'avant, on apprend que Sarah aimait son amie décédée - sa soeur le réalise rétroactivement. Le temps passe. La mère ne vit que dans le souvenir de sa fille aînée, cruellement, Lisa doit vivre avec... Et le père continue de s'occuper de ses plants d'oignons dont il est spécialiste, et ce qui lui permet de se maintenir à flots - lui et sa femme sont devenus transparents l'un de l'autre..
27 ans ont passé pour qu'un événement marque la césure : les parents vieillissants doivent vendre l'appart' du 5e étage, qui est au nom de Sarah - et que l'on doit donc officiellement déclarer comme décédée. Sursaut alors chez Lisa, désormais quadra mariée et mère de famille. Elle ira sur les traces de sa soeur au Groenland.
C'est un voyage hors du commun que décrit alors Valentine Goby : la quête des lieux, la crête de montagne vue sur une photo jaunie, un parcours de pêche, qu'a pu fréquenter la soeur 27 ans avant... Et ce laps de temps, 27 longues années, c'est aussi le temps finalement si court pour que l'écosystème se craquelle, le réchauffement climatique a entraîné la fonte des glaces de cette zone où sans banquise et froid, on disparaît.
Le récit du quotidien des habitants d'Ummannaq est terrible : le poisson a disparu, avec lui la seule rente de l'île, les habitants déjà si isolés, qui doivent se contenter de légumes fripés au supermarché mais vendus à prix d'or faute de stock...
Ils ne peuvent plus gagner leur vie, ils se suicident, ils sont contraints d'abattre leurs chiens de traîneaux (comment les entretenir ?) - 2500 chiens abattus. La dure vie au Groenland est si bien décrite par l'auteur. Et le volcan Eyjafjallajökull qui poussé par tous les dérèglements entre alors en éruption et isole encore plus l'île du reste du monde.
Lisa, décide elle-aussi d'affronter une sortie de pêche, accompagnée par un pro mais déjà la glace est trop fragile - des mois en avance sur la saison, elle craque, Lisa bascule dans l'eau glacée, les chiens parviennent à redresser l'équipage. De cette expérience, Lisa réalise combien il est facile de disparaître. Mais elle comprend surtout que quelle que soit la manière, sa soeur avait fait son choix de disparaître.
- "Après Asiaat, l'avion longe la mer, c'est saisissant, sous le ciel plombé, de voir la côte blanche mordre l'eau noire. Du blanc, du noir, s'incisant mutuellement sur des kilomètres. Plus loin, d'autres contrastes. En pleine mer, des glaçons étincelants bordés d'un liseré turquoise; c'est d'une violence radicale, les formes blanches à angle aigus nettement détourées sur l'arrière-plan onyx, et cette juxtaposition de lumière diamantine, de fluorescence et de noir. Le contour du hublot isole chaque glaçon, un à un projeté hors cadre par la vitesse. L'objectif de l'appareil photo appuyé à la vitre, Lisa en fixe l'image."
- "Tous les jours elle fait le tour du village, des rochers autour. Observe la morsure de l'eau sur la glace, sa progression. Elle prend des photos. Les failles s'ouvrent sur l'écran numérique, bleus dilatés heure après heure. Hors cadre les pêcheurs immobiles fixent l'eau. En eux la même béance, sûrement, la même déchirure. Regardant l'horizon, c'est eux qu'ils contemplent."
"Vingt-sept ans d'absence. Vingt-sept anniversaires qui ont pris le dessus, année après année, sur le jour de naissance : ils n'ont plus compté l'âge écoulé de Sarah mais mesuré l'attente."
En 1982, Sarah a quitté la France pour Uummannaq au Groenland. Elle est montée dans un avion qui l'emportait vers la calotte glaciaire. Cest la dernière fois que sa famille la vue. Après, plus rien. Elle a disparu, corps et âme. Elle avait vingt-deux ans. Quand Lisa, vingt sept ans plus tard, se lance à la recherche de sa sour, elle découvre un territoire dévasté et une population qui voit se réduire comme peau de chagrin son domaine de glace. Cette quête va la mener loin dans son propre cheminement identitaire, depuis l'impossibilité du deuil jusqu'à la construction de soi. Roman sur le temps, roman sur l'attente, roman sur l'urgence et magnifique évocation d'un Grand Nord en perdition. Valentine Goby signe ici un grand livre sur la disparition d'un monde." Ed. Albin-Michel, 2011, 247 p.
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