Annie Ernaux a tenu le journal d'une année de courses dans son hypermarché Auchan "Les trois fontaines" à Cergy.
... Nous aussi on fait nos courses à Auchan (que je délaisse car trop grand trop fatigant), ou super U qui est plus proche et à taille humaine (mais quel drame quand il a remplacé mon chouchou absolu alias Monoprix...), et au nouveau petit dernier "G20", tout mignonnet avec sa façade en baies vitrées et son intérieur design (dire qu'il remplace le Lidl qui a fini par plier bagages pour overdose de braquages). Le Leclerc est trop loin (5 minutes de plus en auto) et depuis le réaménagement de ses rayons, je perds du temps à chercher ce que je veux, et ça me gonfle, donc ciao Leclerc qui pourtant se prévaut d'avoir les prix les plus bas.
Annie Ernaux non seulement fait ses courses à Auchan (qui plus est LE Auchan que fréquente notre fiston), mais c'est aussi un écrivain que j'apprécie beaucoup. Quand j'ai découvert "La place", ce fut un séisme dans ma culture littéraire : Annie Ernaux révolutionna mes lectures et mes goûts, je n'avais de cesse de dévorer compulsivement tous ses livres. Le seul qui m'a déçue fut "Passion simple" (1994) et j'eus du reste bien honte pour elle en lisant ce livre que j'aurais bien mis au rebut de son oeuvre.
Alors quand Annie Ernaux fait ses courses aux "Trois fontaines" de Cergy, elle entreprend en fait une sorte de pèlerinage social. Elle observe : qui achète quoi, quel jour et à quelle tranche horaire.
"L'agitation en tous sens qui parcourt les grandes surfaces tombe brusquement aux caisses. (...) Dans les allées de l'hyper, les gens étaient des présences qu'on croise et qu'on voit vaguement. C'est seulement aux caisses qu'ils s'individualisent." (.47) " Exposant, comme nulle part autant, notre façon de vivre et notre compte en banque. Nos habitudes alimentaires, nos intérêts les plus intimes. Même notre structure familiale. les marchandises qu'on pose sur le tapis disent si l'on vit seul, en couple, avec bébé, jeunes enfants, animaux." (p.47)
"Liste au stylo-bille noir trouvée dans un caddie : frisée, farine, jambon, lardons, fromage râpé, yaourts, Nescafé, vinaigre. J'ai comparé avec la mienne : Ricoré, biscuits cuiller, mascarpone, lait, crème, pain de mie, chat (boites et croquettes), post-it. L'hypermarché contient environ 50 000 références alimentaires. Considérant que je dois en utiliser 100, il en reste 49 900 que j'ignore." (p.50)C'est vrai qu'en courses, je regarde parfois par désoeuvrement les produits que le client devant moi pose sur le tapis roulant, sans y prêter trop attention. Mais tout est dit dans ce déballage, comme le fait remarquer A. Ernaux : nos intérêts les plus intimes sont exposés aux yeux de tous, et scannés par le magasin à son grand bénéfice marketing qui, tel Big Brother, enregistre le moindre de nos approvisionnements et transforme notre vie en statistiques consuméristes.
Ce petit livre ne compte résolument pas pour sa prose littéraire, L'écriture m'a semblé vraiment banale, peut-être n'est-ce finalement que le ton adapté pour un simple journal de courses : des notes prises tel ou tel jour sans fioritures. Certaines observations sont intéressantes (même si elles ont forcément dû faire l'objet de thèses de marketing hautement plus poussées ; au moins A. Ernaux les met à notre portée très simplement) :
" A quelques mètres, dans le rayon installé pour le ramadan, un petit garçon extasié tient un paquet de dattes fourrées de pâte d'amande rose et verte. Indifférent aux peurs xénophobes d'une partie de la société, l'hyper s'adapte à la diversité culturelle de la clientèle, suit scrupuleusement ses fêtes. Aucune éthique là-dedans, juste du "marketing ethnique". (p.65)Cet opuscule présente aussi un certain intérêt car il nous interroge sur ce que nous "vivons" ou ce que nous "sommes" quand nous "faisons" nos courses. Et il invite le lecteur à prêter davantage attention à ce moment de convivialité sociale si l'on peut dire.
"Pour autant, je n'ai cessé de ressentir l'attractivité de ce lieu et de la vie collective, subtile, spécifique, qui s'y déroule. Il se peut que cette vie disparaisse bientôt avec la prolifération des systèmes commerciaux individualistes, tels que la commande sur Internet et le "drive" qui, paraît-il, gagne de jour en jour du terrain dans les classes moyennes et supérieures." (p.71)Je laisse aux lecteur la surprise de découvrir ce que revêt le titre si poétique... Une lecture rapide et sans prétention, qui invite cependant tout un chacun qui comme tout le monde fait ses courses à réfléchir sur cet environnement de prime abord si anonyme et synonyme de corvée.
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