lundi 30 avril 2012

Maylis de Kerangal : "Tangente vers l'Est"

Tangente vers l'est par Kerangal***** 2011 - Réf. géographique : France/Russie/Sibérie
Genre : Chronique ferroviaire en Transsibérie

Maylis de Kerangal m'avait enchantée avec "Naissance d'un pont".
"Tangente vers l'est" est un court récit qu'elle a écrit dans le cadre d'un voyage, en Transsibérien, d'écrivains français invités en Russie en 2010.
Avec des mots choisis, des mots compliqués parfois, ou des phrases simples mais longues et franches, Maylis de Kerangal décrit la rencontre entre deux êtres que rien n'amenait à réunir :
  • Aliocha, jeune conscrit appelé au service "quelque part en Sibérie" (il ne sait même pas où), esseulé, fumeur, rêveur, ayant décidé de déserter à l'un des arrêts du train puisqu'il n'a pas réussi à éviter la conscription en mettant enceinte d'au moins 6 mois une promise.
    Un rêveur qui n'a même pas de promise, mais qui veut rentrer chez lui dans le petit appart' communautaire auprès de sa mère et sa grand-mère. Tout sauf l'armée, la violence, les bizutages, "la Sibérie"...
  • Hélène, française de 35 ans, depuis un an amoureuse d'Anton, le "maître" d'un grand barrage près de Krasnoïarsk.  Hélène a décidé de quitter Anton et la Russie, et "saute" dans le Transsibérien pour ensuite rejoindre Paris depuis Vladivostok. Hèlène n'a jamais vu la Place Rouge, elle ne parle pas russe, ou quelques mots, mais elle connaît par coeur Anna Karénine et la musique du Docteur Jivago. Et elle se rappelle des leçons de géographie : la taïga, la toundra, la steppe... Hélène fume, aussi.
Trois personnages gravitent aussi autour d'eux : la provodnitsa blonde des 3e classes et la provodnitsa brune du wagon de première classe (les hôtesses de rails), et le sergent Letchov chargé d'encadrer les recrues. Et tandis qu'Aliocha bien maladroitement tente de s'esquiver du train, la blonde l'a à l'oeil... Mais quand il rencontrera "au fumoir" Hèlène, et lui demandera de le cacher dans sa cabine de 1ere..., la provodnitsa brune ne les dénoncera pas.
Que se passe-t-il durant ces 17 heures de trajet, dans cette cabine exiguë qu'ils partagent ?
De la gêne, de l'inquiétude, de l'incompréhension, de la fatigue, pour Hélène des remords d'avoir cédé et caché le jeune appelé, pour Aliocha de la faim, de la méfiance aussi, et de la peur quand le wagon est fouillé...
Puis, la glace fond peu à peu entre les deux voyageurs, entre la touriste étrangère et le conscrit déserteur. Le train arrivera à destination, chacun ira vers son propre destin. Et Hèlène aura aperçu le Lac Baïkal, l'apogée de tout voyage dans les fins fonds de la Russie.
Le livre offre au lecteur l'opportunité de "vivre" son premier voyage à bord du mythique Transsibérien que l'on traverse de bout en bout, des 3e classes bondées de conscrits inquiets, prostrés, aux deuxièmes où s'entassent familles avec sacs, marmaille, saucisson, casse-croûte, vodka, et plus on avance vers le bout du pays, plus les visages se font asiatiques. Et la première classe, plus calme, la provodnitsa qui veille sur le samovar et la propreté des toilettes. Mais tous ces passagers partageront un même moment magique: la train roulant au bord du lac Baïkal. 
(Ed. Gallimard/Verticales, 128 p.)

Extrait :
"Anton est né à Moscou, loin derrière le rideau de fer, famille exilée, il parle un français où bouillonne le russe, il est le fils de Gogol et de Staline, (...) il est Andreï Roublev et Marina Tstetaïeva, il est Iouri Gagarine, il est Tchaïkovski, il est Trostski lui-même, il se nomme Anton Tchekhov. Elle a de la Russie une vision tragique et lacunaire, montage confus où s'enchaînent la chute fatale d'un landau dans un escalier monumental d'Odessa, le tison brûlant sur les yeux de Michel Strogoff, la gymnaste Elena Moukhina qui voltige aux barres asymétriques, le visage de Lénine, fiévreux, haranguant la foule, le drapeau de l'Union soviétique au sommet du Reichstag, les photos trafiquées, les sourcils de Brejnev et la barbe de Soljenitsyne, La Mouette à l'Odéon un soir de printemps, les milliers de prisonniers qui creusent un canal entre la mer Baltique et la mer Blanche, Noureïev qui bondit par-dessus la barrière dans un aéroport, un défilé de chars sur la place Rouge (...)"  (pp.62-64)

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