Ref. pays : Etats-Unis/ex-Yougoslavie/Serbie/Bosnie
Genre : Saga dans les Balkans et guerre en contrepoint
Genre : Saga dans les Balkans et guerre en contrepoint
Un livre dense qui relate l'histoire contemporaine de Natalia, médecin humanitaire partie vacciner des enfants dans un orphelinat d'une région "bombardée par les nôtres", l'annonce du décès de son grand-père en cours de route, et les souvenirs de Natalia sur la vie passée avec son grand-père...
Prétexte à nombre d'histoires parallèles, récits de croyances religieuses, de superstitions, au sujet des morts qui ne le sont pas vraiment tant que... (lire le livre pour comprendre !).
L'écriture est remarquable, très bien restituée en français par la traductrice.
Attention aux lecteurs "volages" : le roman requiert une certaine dose de concentration pour s'y retrouver avec les personnages passés, présents, réels, imaginaires, originaires de telle région ou de telle autre de l'ex-Yougoslavie... Je ne pense pas que l'on puisse dire que "La femme du tigre" soit un roman facile à lire. Nonobstant, c'est un très bon livre, merveilleusement bien écrit (l'auteur n'a que 25 ans, mazette !) et bien traduit.
Au début, et même pendant un moment, nous hésitons à identifier cette région, ces pays des Balkans, cette guerre : l'auteur ne donne pas de précisions, au lecteur de se refaire l'histoire. Mais une histoire récente et qui pour des lecteurs européens "parle" beaucoup. Et une histoire de l'Histoire remarquablement mise en mots par l'auteur. Au fil du récit, l'on déduit que Natalia est serbe, et confirmation est faite que l'ex-Yougoslavie est cette région des Balkans à laquelle le résumé de l'éditeur fait (prudemment) allusion. L'auteur se réfère à Belgrade comme étant "la Ville", Tito n'est jamais nommé mais désigné comme "le Maréchal"... En revanche, des noms de villages sont réels (Sarobor..., mais je n'ai pas trouvé trace du village de Galina sur le web).
Les moments forts du roman (méli-mélo chronologique) :
- Avant/après-guerre pour Natalia: Contrôles des passeports aux frontières, attention portée aux consonances des noms de famille, à l'origine religieuse...
La Ville... Bruit des bombes, éclairages rougeoyants des sites en flammes.
Se préoccuper du sort des animaux du zoo, l'éléphant se promenant en ville, le tigre qui dévore ses propres pattes.. les habitants qui déguisés en animal (un pyjama ou un plumeau sur la tête suffisent) font le piquet devant le zoo pendant le couvre-feu. - Natalia : grand-père orthodoxe, marié à la grand-mère musulmane ("mahométane") de Bosnie qui ont vécu leurs premières années heureuses de mariage à Sarobor dans la région natale de la grand-mère.
- Le "Livre de la Jungle" corné... que le grand-père portait toujours dans sa poche : grâce à Téa Obrecht, nous redécouvrons le bestiaire du roman de Rudyard Kipling ("une mangouste, pas une fouine"... qui s'appelle d'ailleurs Rikki Tikki Tavi (!)).
L'affection pour les animaux tient son rôle dans le livre puisque le grand-père a rituellement toutes les semaines emmené sa petite fille au zoo. - "L’homme-qui-ne-mourra-pas" que croise le grand-père à différentes époques (leur première rencontre reste inoubliable - l'homme-qui-ne mourra-pas, en passe d'être mis en terre, se lève de son cercueil et demande un verre d'eau au grand-père - mettant en émoi tout un village) : ce personnage, victime d'un sort l'empêchant de vieillir et mourir, porte sur lui une tasse dans laquelle il décrypte l'empreinte du marc de café bu par ses interlocuteurs et sait immédiatement si ceux-ci vont vivre ou mourir rapidement.
NB : Après avoir lu ce livre, qui refera le test du marc de café ! - Les études de médecine de Natalia et Zora et toutes les anecdotes: comment obtenir un passe-droit pour disposer d'un cadavre à disséquer, et la quête illégale d'un moule de crâne de l'autre côté de la frontière... Des moments "drôles" du récit !
- Des histoires dans l'histoire ou bien des "digressions" : la jeunesse de Luka le boucher, jadis musicien traditionnel passionné par son art et sa dérive en boucher violentant sa femme, la vie de Darisa le chasseur d'ours taxidermiste, celle de l'apothicaire musulman contraint de dissimuler son origine depuis l'adolescence...
- Et la Femme du Tigre: sourde et muette, "mahométane", abusée par son mari Luka le boucher, et dont l'histoire (dont Natalia a toujours cru qu'il s'agissait d'une légende) est basée sur un épisode véridique de la jeunesse du grand-père de Natalia : dans son village natal de Galina, où vivaient aussi Luka le boucher et sa femme sourde-muette, rôdait un tigre échappé d'un zoo suite aux bombardements allemands en 1941. Alors que le village est en émoi, que la chasse au tigre est ouverte, la sourde-muette nourrit l'animal et l'apprivoise quasiment. Elle devient "la femme du tigre".
NB : la référence au tigre échappé du zoo, nous l'avons découverte dans le film Underground (1995) d'Emir Kusturica, qui s'inspirait du fait réel de l'époque des bombardements nazis sur Belgrade.
- Episode absolument incroyable et inoubliable : La famille de "Duré" qui creuse dans le verger d'une propriété toujours habitée, pour retrouver le cadavre d'un cousin enterré là pendant la guerre en toute précipitation, dans une valise, des années avant, et dont l'âme du mort ainsi enterré sans sépulture a jeté un sort sur la famille. Et la joie et le soulagement de retrouver la valise, après avoir mis sens dessus dessous le verger, et de pouvoir laver les os et effectuer le rite avec le "coeur" du défunt.
L'un ou les deux récits "dans le récit" qui m'ont le plus marquée :
- Celui de l'apothicaire qui parvient à dissimuler sa vie durant ses véritables origine et religion, et qui commet un geste somme toute assez surprenant vis-à-vis de sa coreligionnaire la "femme du tigre"... Il connaîtra ensuite un sort terrible au moment du conflit.
- Définitivement marquant : la famille hirsute, les hommes patibulaires, qui passent leur temps à creuser le verger à la recherche des ossements d'un cousin qui leur porte "la poisse"... Leurs façons "sans façons" d'occuper le terrain des propriétaires toujours présents, l'alccol, leur rapport tellement empreints de croyances et superstitions vis-à-vis de leurs enfants maladifs et malades... Et, finalement, que le pragmatisme de Natalia vainque leurs superstitions et qu'elle obtienne que ces enfants puissent être soignés et vaccinés : une sacrée bataille rondement menée !
Ma question : Pourquoi le livre porte-t-il finalement ce titre "La femme du tigre" ?
Il est vrai que j'ai été plutôt déçue de la façon soudaine dont se termine l'épopée de cette "femme titre", sans que le récit ne reparle plus d'elle ensuite (Où a-t-elle été enterrée ? Et le tigre ? etc.). Un autre titre m'aurait semblé plus approprié, mais laissons à l'auteur ses raisons profondes.
Les chapitres :
La côte / La guerre / Le vignoble / Le tigre / L'orphelinat / L'incendie / Le boucher / Le coeur / L'ours / La croisée des chemins / Le bombardement / L'apothicaire / La rivièreExtraits choisis :
- J'ai bien aimé l'extrait suivant, parce qu'il parle de chien... mais surtout parce qu'il témoigne bien du lien d'affection unique qui lie Natalia à son grand-père, quand celle-ci quelques années plus tard adoptera le même comportement que lui en voyant un chien. Cela se passe de mots ! :
"Mon grand-père caressant le chien, s'écriait d'une voix de marionnette d'émissions pour enfants :
"Mon grand-père caressant le chien, s'écriait d'une voix de marionnette d'émissions pour enfants :
"Tu es un chien toi. Tu es un chien toi. Tu sais où tu es. Tu es un chien toi." La langue du chien lui sortait alors de la bouche et il se mettait à geindre. Au bout de quelques heures je lui dis : "mince alors grand-père, j'ai pigé que c'était un chien."
Bien sûr je ne me doutais pas que, à peine quelques années plus tard, je rappellerais à tous les chiens croisés dans la rue qu'ils étaient des chiens, avant de leur demander s'ils savaient où ils étaient."
- "Mais à présent que le pays vivait sa dernière heure, il semblait évident à mon grand-père - autant qu'à moi d'ailleurs - que le cessez-le-feu nous avait donné l'illusion du retour à la normale mais pas la paix. Quand un combat vise un objectif précis - se libérer d'un jougs, défendre un innocent -, on peut espérer le mener à terme. quand le combat consiste à démêler son identité -son nom, ses racines, son attachement à tel monument ou à tel événement -, il n'aboutit qu'à la haine et à la longue et lente avancée de ceux qui s'en nourrissent et qui en ont été gavés, délibérément, par leurs prédécesseurs. Dans ce cas-là, le combat n'en finit jamais, il se poursuit par déferlantes, et parvient encore à surprendre ceux qui espéraient avoir terminé de lutter."
(Ed. Calmann-Lévy, Trad. Marie Boudewyn, 335 p., Orange Prize 2011)
Bio express : Téa Obrecht est née en 1985 à Belgrade, où elle a vécu jusqu'à l'âge de 7 ans aux côtés de sa mère, de son grand-père (catholique romain de Slovénie) et de sa grand-mère (musulmane de Bosnie). A l'éclatement de la guerre civile en 1992, la famille est partie vivre à Chypre puis en Egypte. La guerre finie, en 1997, ses grands-parents sont rentrés à Belgrade tandis que Téa, 12 ans, et sa mère s'installent aux Etats-Unis. Téa Obrecht enseigne dans une université américaine et a publié ce livre (son premier livre...) à l'âge de 25 ans.
Voir aussi sur ce blog :