samedi 23 juin 2012

Emmanuel Carrère : "Limonov"

***** 2011
Réf. pays : France/Russie/Ukraine/ex-URSS/E-U
Genre: Biographie d'un " Bukow-Jirinov/ski " russe vivant
Quel roman !
Quel livre (puisque l'on n'est pas sûr que cette biographie soit un roman) !
Que ceux qui ne l'ont pas encore lu le lisent : c'est passionnant, bien écrit, très documenté et très actuel.
On ne peut mieux coller à l'actualité puisque Edouard Limonov a voulu se présenter à l'élection présidentielle de mars 2012 qui a (con)sacré Poutine. je ne dis pas de gros mot : j'hésite entre "consacré" et "sacré", d'où mon "(con)sacré"... La candidature de Limonov n'a pas été validée pour des raisons... invraisemblables selon l'intéressé (pourquoi ne pas le croire : on lui aurait refusé l'accès au lieu d'enregistrement des candidatures). En revanche, il n'a pas manqué de participer aux défilés de protestation et se faire arrêter une fois de plus. 
Emmanuel Carrère range Limonov "en tête des listes d'"ennemis de la Russie", aux côtés d'Anna Politkovskaïa, de l'ex-employé du KGB empoisonné au polonium, de l'oligarque M. Khodorkovski.
Nota Bene : Limonov a de fait la "grosse tête" quand par exemple il explique (cité dans la revue Gazeta, 03/2012):   « Les gens m’intéressent de moins en moins. Je suis plus proche des héros, des dieux et des démons ».


Découpage des chapitres :
  1. Ukraine 1943-1967
    Enfance de Limonov à Kharkhov, délinquant juvénile. Petit poète jaloux du succès d'autrui, et notamment des "dissidents" : "(...) sur le bateau de la dissidence, les places sont prises, il y a déjà des vedettes, et il ne sera jamais, s'il les rejoint qu'un second couteau, et ça, jamais." Limonov voue un culte à Staline, et il croit sincèrement que les récits du goulag sont exagérés... Il a 10 ans quand Staline meurt le 5 mars 1953, et comme tous les autres, il pleure...
    Cette période de sa jeunesse marque aussi une des grosses déceptions de sa vie : doté d'une mauvaise vue, condamné aux lunettes, il sera réformé. Véritable tragédie pour "lui qui n'a jamais envisagé d'être autre chose qu'officier".
    Livres associés à cette période: Portrait d'un bandit dans son adolescence - Le Petit Salaud - La Grande Epoque (son enfance sous Staline...)
  2. Moscou 1967-1974
    - Emmanuel a 10 ans en 1968 quand sa mère l'emmène pour la 1e fois en "ursse" à l'occasion d'un congrès d'historiens. Au même moment, Limonov et sa compagne Anna s'installaient à Moscou, et développaient leur business de fabrication de pantalons, avec succès.
    - "Ce mélange de mépris et d'envie ne rend pas mon héros très sympathique (...). "Un jeune imbuvable".
    - Août 1968 : l'Urss envahit la Tchécoslovaquie
    - Limonov tombe amoureux d'Elena, superbe mannequin et ensemble ils décident d'aller en Amérique.
  3. New York 1975-1980
    - "Il encaisse tout, les boulots de merde, les refus des éditeurs, la solitude, les filles de catégorie E, parce qu'il compte bien un jour entrer dans les salons des riches par la grande porte et baiser leurs filles vierges, et qu'en plus on lui dise merci."
    - Limonov devient maître d'hôtel d'un milliardaire new-yorkais qui lui accorde sa confiance totale... et le "servant Limonov" lors d'une réception voisine attrape le fusil du maître et met en joue ce dernier et Kurt Waldheim ! Il est tellement tenté de faire feu pour enfin acquérir une notoriété : son livre "Journal d'un raté" deviendrait alors culte.. (cf. roman "Histoire de son serviteur").
    - Dans le même chapitre, Limonov fait mine de s'apitoyer sur la leucémie du garçonnet des voisins et amis du milliardaire... En réalité, il écrit : "Eh bien, il mourra de son cancer, le petit, et puis merde ! Oui, il est beau, oui, quelle pitié, mais je maintiens: et puis merde ! Tant mieux, même, qu'il crève, le gosse de riches, je m'en réjouirai.(...) Le cancer ne respecte pas l'argent. Offre-lui des milliards et il ne reculera pas. Et c'est très bien comme ça : une chose au moins devant laquelle tout le monde est à égalité."- "Ils viendront tous (tous les ratés, les voyous, les timides, les pauvres, les déçus, les ados, les homos, les "niéoudatchniki"/losers...)- "ils prendront la ville, ils détruiront les banques, les usines, les bureaux, les maisons d'édition, et moi, Edouard Limonov, je marcherai dans la colonne de tête, et tous me reconnaîtront et m'aimeront." (extrait de Journal d'un raté)
    Livres associés à sa période américaine :
    Le poète russe préfère les grands nègres - Journal d'un raté - Histoire de son serviteur - Oscar et les femmes
  4. Paris 1980-1989
    Les premières années en France furent selon EC parmi les plus heureuses pour Limonov qui accédait enfin au statut de star avec la publication du "Poète russe" et du "Journal d'un raté", draguait les filles de classe A au Palace... il tombe amoureux fou d'une chanteuse russe de 25 ans, , alcoolique et nymphomane : Natasha.
    Pendant ce temps, se succèdent la "procession de momies" à la tête de l'Urss : à la mort de Brejnev, arrive Andropov qui meurt au bout d'un an, remplacé par Tchernenko, qui trépasse aussi  (ah le titre de Libé rappelé par EC : "L'URSS vous présente ses meilleurs vieux"). Puis arrive Gorbatchev... Limonov, encore à Paris, n'aime pas Gorbatchev, "n'a pas aimé la glasnost, ni que le pouvoir batte sa coulpe, ni surtout que pour complaire à l'Occident il abandonne des territoires acquis au prix du sang de 20 millions de Russes."
    Vaut son pesant d'or dans le roman : la rencontre de Limonov avec la clique de L'Idiot international menée par Jean-Edern Hallier... peux pas en dire plus  : lisez !
  5. Moscou, Kharkhov décembre 1989
    Limonov rentre en Russie pour faire de la promo littéraire, arrête vite cette mascarade et part rechercher Natacha qui s'est enfuie. Il retourne voir ses parents à Kharkhov (où le gaz est allumé en permanence sur le feu : ça chauffe et ça fait une présence, dit la mère) et leur consacre à contre-coeur une semaine qu'il va "purger comme un taulard."
  6. Vukovar, Sarajevo 1991-1992
    Invité littéraire à Belgrade en nov. 1991, on lui propose de venir découvrir la ville de Vukovar qui vient d'être totalement détruite, "libérée" par les forces serbes. Et lui qui a toujours rêvé d'être militaire et de faire la guerre, il prend fait et cause pour ses hôtes, avec lesquels il partage le soir un bivouac inoubliable, camaraderie, gnôle, "fraternité guerrière" : le plaisir de faire la guerre. ET Limonov de nouer une amitié avec le redoutable chef milicien serbe Arkan, "son frère" à qui il propose même de recruter des combattants russes en renfort... La face la plus sombre du personnage.
  7. Moscou, Paris, République serbe de Krajina 1990-1993
    La rapidité du changement dans Moscou était hallucinante, note EC tout autant que Limonov. "On avait cru éternelle la grisaille soviétique (...) et maintenant les enseignes lumineuses se chevauchaient." Apparition d'un Mac Do place Pouchkine, Mercedes noires, restos, boites... Et grande misère pour le petit peuple de retraités, fonctionnaires, etc. 
    Limonov monte à la tribune pour dire "qu'en un an de prétendue démocratie, le peuple a plus souffert qu'en 70 ans de communisme." Avec son comparse Douguine, il fonde le  parti National-Bolchévique, un journal : LIMONKA (la grenade), et un drapeau.
    C'est en savourant un bouillon Kub-Or (il adoooore!!!), que Limonov apprend à la TV qu'Eltsine dissout la douma en sept 1993. Aussitôt, le chaos, la prise du parlement par les opposants, et Limonov qui trouve le moyen de ne pas en être... Répression sanglante, nouvelles élections législatives remportées par Eltsine et Gaïdar, et percée de Jirinovski avec un 1/4 des voix - (Limonov, pourtant proche de ses valeurs, n'avait pas voulu s'allier avec Jirinovski et ainsi partager le leadership : mal lui en a pris, ils serait sinon élu député...).
    - Sur la politique économique appliquée par le premier ministre Egor Gaïdar : "Ce qu'il faut que vous compreniez, c'est que nous n'avions pas le choix entre une transition idéale vers l'économie de marché et une transition criminalisée. Le choix était entre une transition criminalisée et la guerre civile."
  8. Moscou, Altaï 1994/2001
    - Zakhar Prilepine, jeune écrivain russe qui se rallie au parti de Limonov, mais qui déteste les références à la "glorieuse histoire du fascisme", "aux corps francs et aux sections d'assaut". Dans son roman "Sanskia", Z. Prilepine met justement en scène les "nasbols", les membres du parti National-Bolchévique de Limonov.
    - "Vies parallèles des hommes illustres" : Après 20 ans d'exil, Limonov et Soljenitsyne reviennent au pays la même année en 1994, dans des circonstances différentes. Le grand dissident russe qui apparaît imbu de sa personne (je me souviens moi-même d'une rare interview dans sa propriété du Vermont entourée de grillages et inaccessible) est boudé par son peuple : "Plus on raille Soljenitsyne, plus Edouard s'épanouit."
    - Limonov et 8 compagnons entreprennent une tournée du parti nasbol en Asie centrale. "Lui qui sous influence de ses amis serbes, était si remonté contre l'islam ne jure plus que par les musulmans étendant ce soudain engouement jusqu'aux Tchétchènes, dont il vante la frugalité, le génie de la guérilla et l'élégance dans ses cruautés. Il faut reconnaître une chose à ce fasciste (NB de moi : p. 409, EC accole (enfin !?) cette étiquette au héros de son livre !) : il n'aime et n'a jamais aimé que les minoritaires."- Election présidentielle de 1996: le pays est dans le chaos suite aux effets désastreux de la thérapie de choc et de la 1e vague de privatisations, Elstine plus saoul que jamais. Et cette remarque/révélation d'EC qu'il tient de son cousin assassiné depuis: "la Tchétchénie indépendante depuis 1991 et gouvernée par un ex-apparitchik soviétique hâtivement converti à l'islam, était sans aucun doute une zone franche pour la criminalité organisée (...) et la Russie, même si la part du gâteau diminuait, continuait d'y trouver son compte et il n'y avait aucune urgence à intervenir."
    En vue de l'élection, les sommités cherchent un successeur à Eltsine, là entre en scène un inconnu ex-chauffeur de taxi, ex-agent du KGB etc.. Vladimir Poutine. Une loi est opportunément votée, avant l'élection , "contre l'extrémisme et le fascisme". Le parti nasbol, qui compte alors 7.000 membres, est alors interdit.
    Limonov proteste sans résultat, et Moscou devenant si "sinistre", repart en Asie centrale avec l'idée d'effectuer un stage de survie (ou d'implanter un camp d'entraînement...) dans l'Altaï ? Comme il avait aimé l'Altaï, découvert la sérénité - lui l'homme pressé et d'action - et la méditation auprès de son guide kazakhe. Hélas au bout de la route, il découvre que son guide vient d'être "suicidé", et, poursuivant son chemin jusqu'aux grands espaces, se fait arrêter par les forces spéciales...
  9. Lefortovo, Saratov, Engels 2001/2003
    Emprisonné dans la forteresse de Lefortovo, Limonov, toujours hyperactif,  ne supporte pas de perdre une minute de  son temps et s'astreint à une discipline de fer: lever à 05h du matin, obtenir le meilleur "rendement" possible de chaque journée, sans aucun dilettantisme : la TV est limitée au JT, pas de films ou d'émissions, la bibliothèque se confine autour d'essais, pas de romans et folâtreries.. Ainsi, il écrira 4 romans en 1 an, dont "Le livre des eaux" (son plus beau roman selon EC depuis le journal d'un raté...).
  10. Epilogue, Moscou décembre 2009

Incroyables informations sur des personnalités soviétiques et autres...
  • Evgueni Evtouchenko, dont j'ai tant apprécié, ado, "Les baies sauvages de Sibérie" sans du reste me poser davantage de questions à l'époque sur l'environnement politico-littéraire soviétique... "Edouard n'a aucune estime pour ce faux cul, semi-dissident couvert de datchas et de privilèges, accumulant jusqu'à l'écoeurement l'argent du beurre (...)." Limonov le reçoit dans la propriété de son milliardaire de maître et, contre toute attente, Evtouchenko finira par recommander le roman "Moi Editchka" ("Le  poète russe préfère les grands nègres")  à un éditeur...
  • Arseni Tarkovski (père du cinéaste Andréi) : Poète auprès duquel Limonov ne voulait pas jouer le rôle de "disciple dévot"
  • Boris Pasternak : "(...) riche, couvert d'honneurs, insolemment heureux, son affrontement tardif avec le pouvoir restera civilisé."
  • Nikita Mikhalkov : "(...) personnalité puissante et consensuelle, devenu au cinéma russe ce qu'est Poutine au pouvoir : le khaziaïn, autrement dit le boss." Limonov déteste les 2 frères Nikita et Andrei Mikhalkov, "comme il déteste tous les héritiers".
  • Joseph Brodsky : "Cet enculé de Brodsky vient d'avoir le prix Nobel" (3 ans plus âgé que Limonov...)
  • Vénitchka Erofeev (5 ans plus âgé que Limonov) au parcours commun : "provincial, adolescence fervente, puis plongée dans l'alcool, l'absentéisme et la vie d'excipients". A publié en 1969 "Moscou-Petouchki" (titre français : Moscou-sur-Vodka) : le grand poème du zapoï, la cuite russe au long cours. = Une loque pathétique" selon Limonov comparé à un aventureux comme lui...
  • Rostroprovitch : Limonov ne supportait pas de "voir, chaque fois qu'un mur s'effondrait,  Rostropovitch se précipiter avec son violoncelle et jouer, l'air inspiré, les suites de Bach sur les décombres".
  • Andrei Sakharov : "Sakharov, sa vieille bête noire, vient de mourir."
  • Jean-Edern Hallier, P. Besson, P. Sollers, J. Dutourd... et confrères... ! (cf. L'idiot international)





Quand même quelques bémols, pardonnez-moi, sur "Le" livre d'E. Carrère :

- Que de scènes crues, finalement extraites et retranscrites depuis les romans autobiographiques de Limonov:
Etait-il besoin, alors que l'homme politique d'aujourd'hui est différent et a "mûri" (même s'il ne renie pas ses oeuvres littéraires, et il n'est pas question de le juger sur ce point !), qu'un "tiers", écrivain français, se permette de ré-étaler ce genre de descriptions intimes ?
Si l'on est intéressé par le plus ténébreux ou le plus salace, les détails si précis des scènes de masturbation, de sexe, de sodomie etc: autant le lire directement dans les livres de Limonov sans passer par la case "duplication/retranscription" d'un auteur français (en espérant qu'il détenait les copyrights). Parfois les scènes sexuelles sont tellement intimes que l'on se demande si EC n'était pas là à tenir la chandelle ?
Ou bien ne s'est-il que contenté de retranscrire en français les descriptions intimistes de Limonov dans ses propres livres ? Dans ce cas, je me suis souvent demandé le long du livre, ce qu'apportait une "double" lecture d'évènements que j'aurais pu directement découvrir sous la prose originale de l'auteur d'origine, Limonov, dans ses propres ouvrages...
- Pourquoi aucune mention me semble-t-il à la Guerre en Afghanistan qui pourtant a énormément compté dans l'histoire de l'ex-Urss et des républiques qui la composaient, et pour tant de familles russes ??
- Quel est le besoin de l'auteur d'entremêler ses éléments autobiographiques (environnement familial néobourgeois parisien, comportement timide avec les filles, études en dilettante à Sciences-Po/mince cela m'a choquée, comment réussir Sciences-Po en dilettante si ce n'est grâce à des connections... shocking !, son séjour avec sa copine en Indonésie...)
- Pourquoi aucune mention de l'écrivain Vladimir Sorokine ?

Bibliographie d'Edouard Limonov (en gras: les livres les plus scandaleux selon EC):
Journal d'un raté (un de ses meilleurs livres selon EC), Le poète russe préfère les grands nègres (1980), Histoire de son serviteur, Autoportrait d'un bandit dans son adolescence, Mes prisons, Chroniques parisiennes 1989/1994, L'étranger dans sa ville natale, La grande époque, Le petit salaud, Oscar et les femmes, Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo, Le livre des morts, Maman, j'aime un voyou,
NB : prix incroyables des livres d'occasion sur internet : de 70 € à 2000 € !!!

Voir aussi sur ce blog : Emmanuel Carrère - Un roman russe
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