vendredi 8 juin 2012

Sylvain Trudel : "Du mercure sous la langue" (Québec)

***** 2001 - Réf. géographique : Canada/Québec
Genre : Récit d'un jeune cancéreux qui devint le poète Métastase
(Ed. 10/18, 127 p.)

Ce récit était paru initialement sous forme de nouvelle intitulée "Mourir de la hanche". L'auteur a retravaillé son texte qui est devenu le roman "Du mercure sous la langue". 
Un texte très poétique et percutant à la fois : le lecteur est dans la peau de Frédéric, 16 ans et des poussières, qui se consume d'un cancer de l'os de la hanche. Sa maladie lui transforme le bassin en "jardin de porcelaine/ sous une pluie de météorites". On lit l'histoire de cet ado condamné avec entrain et sans compassion (on essaie tout du moins), car c'est le message que veut faire passer le jeune malade à son entourage.
Pourtant, il souffre, mais en silence - Frédéric ne veut pas causer encore plus de peine à ses proches. Et puis de toutes façons, il ne veut même plus de visites, qu'on le voit dans cet état. Sauf sa maman, sa grand-mère aussi : ce sont les deux personnes qui lui apportent réconfort, son grand-père aussi.
Les pages où Frédéric parle de son père sont d'une lucidité désarmante : un père fatigué, "qui s'ennuie le dimanche et passe son temps dans le frigidaire", "un paranoïaque convaincu que tout le monde le juge dans la rue". Il l'aime ce père, mais le plaint de ne pas savoir profiter de la vie.

Il sait qu'il est condamné (grand-mère, tu pourrais me donner mon cadeau de Noël dès maintenant), mais il est courageux lui au moins, alors il attend des autres qu'ils cessent de revêtir leur masque d'affliction extrême devant lui. "Au moins, je vis tout enroulé en escargot dans mon intérieur et je ne mords personne ; au fond, je suis pas si pire. Hors de moi, je vois qu'on vit dans la tristesse des choses, loin du temps où les romantiques aimaient mourir, parce que, aujourd'hui, on n'aime plus mourir. La preuve : on se tire une balle dans la bouche, on se pend dans la cave, on s'ouvre les veines, on avale du poison ou on se jette dans le fleuve ou devant un train. C'est pas mourir, ça, c'est s'arrêter net de vivre (...)". (p.8)

Sa maladie le contraint à une grande maturité mais en même temps, c'est un jeune garçon cueilli tout juste au sortir de l'enfance. "Ben... On dit que l'homme descend du singe, mais, si c'est vrai, pourquoi est-ce qu'il y a encore des singes ?" (p.64)

Il ne s'apitoie pas sur son triste sort: ce qui lui arrive est "géométrique". "Si, dans le ventre de ma mère, j'avais aidé une vieille dame à traverser la rue, j'aurais pu me dire: "Ah oui, je mérite de vivre, c'est ma récompense." Mais j'ai jamais rien fait de bon pour mériter la vie et maintenant je mérite qu'on me l'ôte - c'est géométrique." (p.10). Des paroles et des réflexions dures à entendre de la bouche d'un enfant.


Les journées et les nuits sont longues le corps cloué sur un lit d'hôpital. Et en plus, "(...) on est en pays communiste ici, c'est tout le monde debout au lever du store, tout le monde qui soupe à 6 heures tapant même si personne n'a faim, tout le monde qui se couche quand les télés s'éteignent, et on suit bêtement la course du soleil, comme un troupeau d'animaux." (p.73)

Alors Frédéric réfléchit beaucoup, lit la Bible ou le dictionnaire, des Tintins et des Astérix aussi, et il écrit ses pensées intimes ainsi que des poèmes sur son petit cahier, caché sous son oreiller. Il livre sa bataille avec des mots. 

Il se sent seul aussi, mais "heureusement", il y a ses copains de galère, d'autres grands malades comme Louis,  avec sa "fabuleuse couture violette et boursouflée qui lui sabre la poitrine, de la gorge à l'estomac. "Ça parle au diable ! que j'ai lancé dans mon admiration. Tu ressembles à un trucage d'Hollywood !". (p. 62).
Il aime aussi beaucoup son copain Benoît :  "c'est un garçon sensible qui ne mérite pas de mourir tout de suite et qui a bien gagné son sursis; je sais qu'il fera bon usage de ses jours-cadeaux." (p.81). Et c'est qu'avec les potes malades, on a quand même des parties de rigolade en fauteuil roulant dans les couloirs de l'hôpital. Et les garçons de profiter de leur maladie pour faire la quête dans le hall afin de se payer des gâteries au distributeur !

Et il y a Marilou, qui écrit aussi des poèmes, dont il est amoureux, et c'est tant dommage que la vie lui sera trop courte pour faire d'elle sa femme. Mais comme dit Marilou, "l'essence de la vie, c'est la vanille". Tous les deux, ils auront des discussions sur ce qu'il y a après la mort: c'est réglé, il ne devrait rien y avoir, et c'est tant mieux. Marilou l'explique : "L'idée qu'il n'y a peut-être rien après la mort est la seule qui pour moi ressemble à un espoir."

Un tournant dans cette survie pour Frédéric se profile quand il découvre dans le dictionnaire l'existence d'un poète dénommé Pietro Metastase. C'est une révélation. Le jeune homme se rebaptise "le poète Métastase". Ce qui déplaît à tout le monde, ses médecins (quel humour morbide), la famille décontenancée, l'aumônier choqué. "(...) je leur ai dit : je suis pas n'importe qui, je suis le poète Métastase (...). Fuck ! On peut-y crever comme on veut, icitte, tabarnac ? Est-ce que je passe mon temps à vous dire comment vivre, moi ? Va-t-y falloir que je me garroche en bas du 7e étage pour m'arracher à vos griffes d'enragés ?" (p.91)
Seule sa grand-mère comprend son petit-fils et se mettra en quête d'un ouvrage du poète.

Alors Dieu dans tout cela ? Frédéric s'est fait sa religion, et envoie promener sans état d'âme et en toute lucidité l'enquiquineur d'aumônier.
Un garçon courageux de ses opinions, de ses "dernières volontés", refusant l'apitoiement et la pitié, et qui crie sa révolte en son for intérieur pour ne pas fragiliser ses parents. L'écriture de Sylvain Trudel est ainsi gorgée de violence et de poésie.
"Le poète Métastase est parti se coucher. Dieu hait son âme. Et puis fuck." (p. 125, dernières lignes)

Un cri, dessin de mon fils

Bio express :
Sylvain Trudel est né en 1963 au Québec.
"Pour le reconnaître dans la rue, c'est facile : à 20 ans, il était le sosie de Roland Gift, le chanteur des Fine Young Cannibals, mais à 44 ans il commence déjà à ressembler au Cri d'Edvard Munch. " (dixit son éditeur Les Allusifs)

Voir aussi :

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