jeudi 2 mai 2013

Zoé Shepard : "Absolument débordée, ou le paradoxe du fonctionnaire"

***** - Genre : Incursion d'une jeune fonctionnaire enthousiaste au pays des gens dé-bor-dés

C’est un livre bien écrit et tellement drôle que j’en éclatais souvent de rire au cours de la lecture. Si drôle et sans temps morts que je l'ai avalé en quelques heures.


Je dois dire que j’ai découvert cet ouvrage à l’occasion d’une formation en lecture rapide (ce que j’avais toujours voulu connaître dans ma vie professionnelle et personnelle, moi la boulimique de lecture ! imaginer lire un livre en un rien de temps...). Et l’exercice final portait sur la lecture d’un livre en une heure : quelle chance ai-je eu de tirer ce livre apporté par une collègue sympa ! Certes je l’ai lu en une heure dans le cadre de la formation, mais je l’ai ensuite relu en mode « non rapide » soit plus de deux points de fixation, pour mieux le déguster et rigoler à l'envi !!!!!!!!!!!

Sorti en 2010, je n'en avais pas entendu parler (autant dire : c'était encore alors ma période de martienne : absolument no-time for anything else than excrutiating work and mind killing job environment... - what a relief all this is over now- ). Alors merci à Cécile ma nouvelle collègue qui m'a fait découvrir cette pépite !

En mode lecture rapide, nous devons en priorité balayer le sommaire ('y en avait pas), les 1er et dernier chapitres...
Mon balayage du 1er chapitre m'a subjuguée (j'ai failli passer en mode lecture attentive pour ne rien perdre... mais la prof veillait au grain et nous étions minutés !) :

- la narratrice décrit le passage de son concours à la haute fonction publique territoriale, et que ne me suis-je projetée en elle quand elle a tiré de l'urne le sujet de son Grand Oral... les quelques secondes où l'on se retrouve pétrifiée et en intense désarroi après avoir déplié le papier... Pour ma part, au Grand Oral de Sciences Po, ce fut : le Traité sur l'Antarctique... (mazette : un sujet tellement périphérique à tout ce que nous avions bachoté à mort toutes ces années... le droit maritime international !).
Zoé Shepard m'a fait rire en racontant sa propre expérience du Grand O, la description du jury, les questions, et sa conclusion "qui tue" (j'ai adoooré !).
Je n'ai pas le souvenir en ce qui me concerne d'une telle fluidité face au Jury, je me souviens en revanche si bien des quelques minutes de préparation de mon exposé (pourquoi tu n'as pas choisi le papier d'à côté dans l'urne !!!)... bon je vous rassure, j'ai réussi mon Grand O, mais ce fut un moment extrêmement exhausting, (et il faudrait en toute logique de ma légende personnelle qu'un jour je me rende dans l'Antarctique Sud).

Ce roman se présente sous la forme du journal où Zoé dépeint sa vie durant 8 mois au sein de cette collectivité territoriale - qui se révèle être le Conseil régional d'Aquitaine, et plus spécifiquement la Direction des affaires internationales et européennes. Dénoncée par la rumeur après la publication du livre, Zoé de son vrai nom Aurélie Boullet, a été mise à pied temporairement pour manquement au devoir de réserve des fonctionnaires.
Le livre est un portrait assez juste de la vie de bureau et pourrait aisément être transposé dans un environnement privé. L'auteur émaille son récit de références contemporaines (qui ont ajouté à mon plaisir de lecture) et narre les travers de la vie de bureau dans ce petit monde marqué par une quête infinie de l'inactivité, de la gloriole et des avantages en tous genres. L'art de prétendre être débordé !

Fraichement émoulue de l’Ecole d’Administration Territoriale, Zoé aspire avec conviction et enthousiasme à œuvrer pour le Service Public. Rapidement, elle mesure l'ampleur du défi lancé au personnel qui s'efforce de travailler 35 heures ... en un mois. Elle découvre  la big astuce de vigueur pour paraître absolument dé-bor-dée : on arrive le matin, on déballe son sac, on ouvre son tiroir et on étale consciencieusement tout ce qui ressemble de près ou de loin à un dossier, y compris des chemises cartonnées vides.
Cette première mission doit réussir à nous occuper une bonne demi-heure, sachant qu'il conviendra de réaliser l'opération inverse en fin de journée. Puis nous assistons à la cérémonie du café du matin, aux papotages incessants de certaines personnes scotchées à la machine à café (notamment la fameuse Coconne...). Certains (en l'occurrence cadres et chefs...) se détendent en jouant sur ordi ou sur leur jouet transitionnel the almighty BlackBerry. D'autres (la Monique, par exemple) occupent leur temps de travail en téléphonant à tout leur carnet d'adresses.

Parmi les moments forts du bouquin :
  • la mise en place de la badgeuse... suivie de la triche à la badgeuse
  • Le rituel des réunions de services programmées à 11h : le personnel commence à se mettre en route vers 11h10, le chef anime sans animer et moult procédures inutiles émergent de cette réunionite aiguë.
  • Et la fameuse réunion annuelle de début d'année avec présentation des vœux : un moment fort ! D'abord comment éviter les embrassades avec des collègues que l'on déteste tout simplement et que l'on passe le restant de l'année à critiquer ! Ah que j'ai souri quand le chef supplie quasiment son équipe de s'efforcer de ne plus mettre les feuilles de travers dans le bac de l'imprimante... Dictateur répond intérieurement le personnel !
  • Toujours en matière de réunion, Zoé prêche la technique du nodding ("hoche la tête à intervalles réguliers en prenant l’air intéressé par les âneries que tu entends. Tant que tu y es, fais semblant de prendre des notes…" (p.155)
  • Les anecdotes relatives à Coconne ! l'assistante neuneu qui envoie les fax face vierge..., ou qui retape le mot "alinéa" au début de chaque paragraphe d'une note car elle n'avait pas compris que la consigne "alinéa" signifiait de décaler légèrement la 1e ligne de chaque paragraphe.
  • Les lourdeurs des gens incompétents... comme le chef qui rend à Zoé son rapport de mission Chine en déclarant qu'il est à "réécrire entièrement. Ce n’est ni fait ni à faire, la police utilisée à la mairie est de l’Arial 11 et tu as écrit en Times New roman 12". Grand Seigneur, il lui octroie la semaine pour refaire son rapport, que Zoé d'un magique Ctrl A aura "réécrit" en quelques secondes...
  • L'épisode de l'audit qui s'abat sur le service est aussi très savoureux...
Le livre peut être considéré comme un pamphlet contre l'incompétence parfois surréaliste, la flagornerie, l'hypocrisie de collègues ou supérieurs hiérarchiques, mais aussi des élus et des membres du Cabinet. A ce décor s'ajoutent un soupçon de népotisme (le recrutement de la VIE devant tenir l'antenne au Jilin !), la guerre des services (ah le coup du café dans les salles de réunion qui dépendent d'un autre service!)... La mise en place de l'antenne de ladite collectivité en Chine (car c'est la grande mode : chaque conseil régional se doit de dépenser l'argent public dans une antenne en Chine !) est un autre temps fort du récit, qui m'a d'autant parlé que je connais le sujet.

L'auteur met aussi le doigt sur les travers tels que le nivellement par le bas (par exemple pour l'assistante Michelle, celle qui a le toupet d'oser bosser au bureau !), la placardisation et le harcèlement moral qui guettent les "motivés du travail" et ceux qui osent protester. Comme je l'ai lu dans une critique, "la fonction territoriale et les élus locaux sont à la France moderne ce que les barons et leurs châteaux étaient à la France féodale. Il n'est rien d'étonnant de retrouver les défauts de ces petits barons : népotisme, promotion canapé, clientélisme, dépenses somptuaires..."
Les personnages se nomment Le Don (alias le maire), le "gang des chiottards" (alias le Cabinet du maire), The Boss, Simplet, le Bizut (la dernière recrue, sympathique et encore enthousiaste, que Zoé va accompagner dans son apprentissage), Coconne (alias Coralie l’assistante), l’Intrigante (alias Clotilde Richard,  la directrice des affaires internationales), Grand Chef Sioux (le directeur général des services), Michelle (la seule assistante qui bosse pour de vrai), Fred le chef du protocole qui voyage à l'as et profite honteusement de l'argent des contribuables pour ses plaisirs exotiques...

Zoé Shepard possède un style personnel qui m'a plu, moderne, frais, fluide, bourré de second degré avec des réflexions à tomber par terre, ce n'est pas du tout de la chick-lit, car elle n'évoque jamais sa vie personnelle et s'en tient rigoureusement au contexte professionnel. 
Certes, certains traits sont peut-être un peu caricaturaux et encore... mais tout est enlevé, drôle et déso(pi)lant ! (Albin Michel, 301 p., 2010)
Quelques extraits choisis :

"Le Bizut qui erre dans les couloirs comme une âme en peine :
- Je n’ai rien à faire, se désespère-t-il.
- Bienvenue dans mon univers ! Quel a été le cours le plus chiant auquel il t’a été donné d’assister ?
- Les cours de latin au collège, l’heure n’en finissait pas, répond-il sans hésitation.
- J’ai le regret de t’annoncer qu’à partir d’aujourd’hui, ta vie professionnelle sera un immense cours de latin de 35 heures." (p.105)

- "Et selon la logique du Parrain, il n’y a rien de tel qu’un petit « malgré que » ou un joli « pallier à «  pour rendre un discours nettement plus humain." (p.166)

--> Voir la suite de ce 1er opus : Ta carrière est finie !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...